Olga Scheinpflugová : Le Roman tchèque

Olga Scheinpflugová et Karel Čapek, photo: Památník Karla Čapka

Le 3 décembre 1902, il y a donc 115 ans, naissait une femme qui devait jouer un grand rôle dans la vie culturelle tchèque du XXe siècle. Elle s’appelait Olga Scheinpflugová et elle était avant tout actrice mais aussi une dramaturge au style pétillant et une romancière remarquable. Sa vie a été étroitement liée à celle de l’écrivain Karel Čapek, dont elle était l’amie intime et l’inspiratrice et qu’elle a finalement épousé.

L’enfance dans un monde où rien ne pressait

Olga Scheinpflugová,  photo: public domain
C’est la petite ville de Slaný, située à une trentaine de kilomètres de Prague, qui est la patrie d’Olga Scheinpflugová. Elle évoque l’atmosphère qui régnait dans cette ville au début du XXe siècle dans ses mémoires intitulés J’ai été de ce monde. Dans les premiers chapitres de ce livre, elle fait resurgir avec force détails le monde disparu de son enfance, un monde où l’on prenait encore le temps de vivre :

« J’ai fait l’apprentissage du monde à l’époque où nous avions encore le temps, où dans tous les foyers on faisait la cuisine et le ménage, on rôtissait, cousait et lavait le linge deux fois plus qu’aujourd’hui. Tous les jours on faisait des emplettes parce qu’il n’y avait pas de frigidaires. Les ménages ne connaissaient ni aspirateurs, ni machines à laver ; pour les repas de midi et du soir on dressait les tables. Les vieux, les adultes et les jeunes faisaient des promenades journalières. Les femmes n’étaient pas employées mais elles tricotaient des bas, cousaient, brodaient et crochetaient, polissaient la poterie en cuivre, bouclaient elles-mêmes leurs cheveux et, le soir, trouvaient encore le temps de lire des romans épais. La confection pour enfants étant inconnue, c’est la machine à coudre qui habillait enfants et adultes. Et aucune main ne frémissait par la hâte en ce temps-là. Où est passé ce temps que nous avions il y a un demi-siècle ? »

Une jeune fille ensorcelée par le théâtre

Olga Scheinpflugová,  photo: ČT
Olga est née dans la famille de l’écrivain et journaliste Karel Scheinpflug et son père est comme un pilier solide de sa vie. Ayant perdu sa mère à l’âge de huit ans, elle s’attache d’autant plus à ce père qui lui semble irréprochable. Il est son conseiller et elle ne cessera d’en admirer la pondération, la rigueur douce, la véracité naturelle, la sensibilité et le courage. Enfant, Olga s’éprend déjà du théâtre. Elle, qui n’a pratiquement pas d’expériences, qui n’a vu que quelques spectacles médiocres, oblige ses camarades d’écoles à assister à ses premières prestations, à de petits sketchs qu’elle improvise devant eux. Elle réussit à convaincre même son père que le théâtre est son destin et l’art dramatique sa vocation. A l’âge ou d’autres filles apprennent à coudre et à faire la cuisine, elle prend déjà des leçons d’art dramatique chez la grande actrice du Théâtre national de Prague Marie Hübnerová.

La carrière d’Olga démarre rapidement. Elle prend d’abord un engagement dans le Théâtre de Prague-Smíchov puis au Théâtre de Vinohrady et, à l’âge de 27 ans, elle entre déjà au Théâtre national où Marie Hübnerová, son ancienne professeure d’art dramatique, devient sa collègue. L’historienne de l’art Michaela Kosťálová résume ce chapitre dans la vie artistique d’Olga Scheinpflugová :

« C’était une période très réussie parce qu’Olga Scheinplugová a créé sur la scène du Théâtre national quelque 130 rôles dont sept pièces qu’elle a écrites elle-même. En 1928, elle a incarné par exemple le personnage de Miki dans sa pièce La Vie est belle et en 1929, elle a présenté au Théâtre national sa pièce L’Amour n’est pas tout. Outre cela, elle a joué dans des pièces de Vítězslav Nezval, Jean Cocteau, G. B. Shaw et de beaucoup d’autres. »

Un dialogue des âmes sœurs

Olga Scheinpflugová et Karel Čapek,  photo: Památník Karla Čapka
Dès 1920, Olga fait la connaissance de Karel Čapek, l’homme de sa vie. Un soir, il l’attend devant le théâtre de Smíchov et lui dit que sa fraîcheur un peu naïve la prédispose à jouer le rôle de Mimi dans sa pièce Le Brigand qui sera montée au Théâtre national. Il accompagne la comédienne débutante jusqu’à sa maison et c’est ainsi que se noue le premier dialogue de ces deux âmes sœurs attirées irrésistiblement l’une vers l’autre. Olga évoquera plus tard cette amitié profonde qui allait déboucher sur une histoire d’amour :

« Nous avons commencé à échanger nos visions artistiques, bientôt elles ont cédé la place à nos projets, au théâtre et à la littérature, et comme c’est un thème inépuisable et puisque l’amour l’est encore plus, notre dialogue a duré presque vingt ans jusqu’à ce que la mort nous ait empêché de le poursuivre. […] Čapek ouvrait tout grands mes yeux sur chaque détail de la vie et de l’art, il m’apprenait à jeter sur les choses un regard moderne. Il me chassait de la sphère compréhensible de mes admirations picturales anciennes et m’introduisait dans l’air frais du monde rocailleux du cubisme. Il m’a fait frémir par les vers de Prudhomme et de Francis James, nous nous disions souvent les vers de Baudelaire et d’Arthur Rimbaud, et bien sûr aussi ceux d’Apollinaire. Pour moi, c’étaient des révélations poétiques. […] Je le suivais enivrée et ne me défendais pas de cette belle trahison de l’art que j’avais aimé. »

Entre le théâtre et le roman

Photo: Filmexport Home Video
L’influence de Karel Čapek se fait sentir aussi dans la création littéraire d’Olga Scheinpflugová. Bien que le théâtre absorbe une grande partie de ses forces créatrices, elle poursuit simultanément une carrière littéraire qui en fait une des auteures tchèques les plus remarquables de son temps. Elle écrira plusieurs romans, des contes, des recueils de poésies, de nombreux articles pour les journaux et toute une série de pièces de théâtre à succès. L’historien Eduard Burget évoque cette partie de son œuvre littéraire :

« Elle a écrit, je crois huit ou neuf pièces de théâtre et plusieurs d’entre elles ont eu du succès. Parmi les plus réussies, il y a Madla z cihelny (Madla de la briqueterie), qui a été même portée à l’écran dans les années 1930. C’est un sujet qui a été marqué par l’intérêt porté en ce temps-là à l’eugénisme, l’histoire d’une jeune fille simple qui se retrouve dans le milieu de la haute aristocratie. Madla de la briqueterie deviendra grande dame courtisée par deux prétendants qui, par le jeu des coïncidences, sont père et fils. A la fin, Madla choisira, évidemment, le plus jeune. C’était une comédie à succès basée sur des dialogues sémillants et teintés d’humour. […] Elle écrivait des comédies vaudevillesques et de mœurs basées sur la vie et les problèmes des gens et de la société. »

Dans l’entre-deux-guerres, Olga écrit cependant aussi plusieurs romans, dont La Ballade de Karlín et Les sœurs, qui illustrent son intérêt pour les grands thèmes de la vie et sa compassion avec ceux qui souffrent. Dans un style dépouillé et efficace, elle évoque la tragédie des existences en marge de la société et brosse des portraits psychologiques convaincants de ses personnages féminins.

Le Roman tchèque

La vie a préparé à Olga des épreuves difficiles. En épousant en 1935 Karel Čapek, elle ne sait pas que son bonheur ne sera que de courte durée. A cette époque, Karel Čapek est déjà un écrivain de renommée internationale dont les pièces de théâtre sont jouées un peu partout dans le monde et dont les livres sont traduits dans de nombreuses langues. Sa gloire littéraire ne lui épargnera cependant pas le coup de sort que sont pour lui les accords de Munich et le démantèlement de la Tchécoslovaquie par Hitler. Il se voit obligé d’assister à la destruction de la République tchécoslovaque du président Masaryk avec laquelle il s’identifiait et qu’il aimait de tout son cœur. Sa santé fragile ne supporte pas cette épreuve et il meurt à Noël 1938, trois mois seulement avant l’occupation de son pays par l’armée allemande. Sa femme Olga s’effondre d’abord et puis se ressaisit et se met à écrire un livre dans lequel elle évoque sa vie avec Karel Čapek, où elle rend hommage à son mari. L’historien Eduard Burget situe ce livre, intitulé Le Roman tchèque, à la limite entre la biographie et la fiction :

« Le Roman tchèque est un livre unique, une tentative de marier les souvenirs avec des fragments de la correspondance d’Olga Scheinpflugová et de Karel Čapek, d’évoquer une liaison intime de ces deux individualités et en même temps l’effort d’évoquer l’atmosphère des années 1920 et 1930 et de donner un témoignage plus général sur les destins des Tchèques de cette période, une tentative de donner à tout cela une forme littéraire. »

Vingt ans sous le régime communiste

Olga Scheinpflugová,  photo: ČT
Le Roman tchèque ne sortira qu’en 1946. Désormais seule, Olga trouve le salut dans le travail. Elle fait preuve de persévérance et de courage. Obligée de vivre sous deux régimes totalitaires, elle connaît d’abord la disgrâce sous l’occupation nazie puis sous le régime communiste sans renoncer aux valeurs qui étaient chères aussi à Karel Čapek. Plusieurs fois chassée du Théâtre national, elle y revient toujours et y joue malgré la défaveur des autorités, n’incarnant plus les jeunes femmes, mais les héroïnes mures et les femmes âgées. Elle partage avec ses compatriotes encore l’espoir du Printemps de Prague de 1968 et respire l’air de liberté qui commence alors à souffler sur la politique et la culture de son pays. Elle continue également à écrire et se lance dans la rédaction de ses Mémoires qu’elle n’aura pas le temps d’achever. Son cœur malade la trahit définitivement le 13 avril 1968 et son départ fait quelque part écho à celui de Karel Čapek. Tandis que son mari est mort trois mois avant l’occupation allemande, Olga Scheinpflugová meurt quatre mois avant l’occupation soviétique. La mort lui a épargné cette dernière déception.