Pavel Fischer : « Charlie Hebdo est une institution qui permettait de respirer librement. »
L’attentat contre Charlie Hebdo a bouleversé les esprits et a posé de nombreuses questions. Au-delà de ses aspects idéologique, politique et social, le public et les médias s’interrogent sur son aspect moral. On se demande quel est le rôle de la satire politique, quelle est sa portée et quels sont ses limites, comment utiliser cet instrument de la liberté qui peut susciter, comme nous l’avons vu, des réactions meurtrières. C’est aussi un des thèmes de l’entretien accordé à Radio Prague par l’ancien ambassadeur tchèque en France Pavel Fischer. Il place les récents événements tragiques dans un contexte plus large et estime que nous sommes tous invités, là où nous sommes, à chercher les racines de ce qui s’est produit à Paris. Voici la première partie de cet entretien :
« Ma première réaction était la confusion. Je me sentais déchiré car même si je n’étais pas un abonné de Charlie Hebdo, je savais le rôle important de cet hebdomadaire qui représentait une certaine liberté. J’étais confus, j’étais meurtri. Je me sentais quelque part atteint. »
Connaissiez-vous bien cet hebdomadaire ? Quel est votre avis sur le travail de Charb, de Wolinski, de Cabu et des autres ?
« Pour moi c’était une institution. C’est une institution qui permettait de respirer librement même là où on avait du mal à nommer, à trouver des mots. C’est peut-être similaire à une affiche politique. Parfois des discours politiques n’arrivent pas à cerner ce qui est dans l’atmosphère. Mais une bonne caricature, une bonne affiche politique permettent de dire beaucoup plus que les représentants au parlement ne pourraient se le permettre. C’est un espace de liberté même si elle peut être parfois insolente. »
Croyez-vous que Charlie Hebdo pourra renaître après ce coup mortel ?
« Je le souhaite, mais je mesure aussi les difficultés auxquelles Charlie Hebdo a été confronté depuis de longues années. Ce qui est important, c’est que cet esprit de solidarité, qui s’est manifesté dans les rassemblements publics si spontanés à travers le monde et particulièrement en France, que cet esprit puisse subsister parce que ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement l’avenir d’un hebdomadaire, avec tout le respect qu’on doit à la mémoire de ceux qui l’ont construit et qui ont œuvré dans la rédaction. A mes yeux, c’est toute la cohérence et tout le tissu social sur le sol de France et sur le sol de l’Europe qui est aujourd’hui menacé. Donc pour moi, c’est beaucoup plus large. Nous sommes tous appelés à revenir aux sources quelque part. »
L’attaque contre Charlie Hebdo n’a pas été un attentat ordinaire. Les journalistes de Charlie Hebdo se savaient menacés mais ils n’ont pas reculé. C’était donc un sacrifice. Quel est le sens profond de leur mort ?
« Chaque sacrifice appelle, interpelle, invite. C’est une occasion d’honorer la mémoire mais de se poser des questions sur son propre sort et sur son propre engagement. J’ai beaucoup admiré les réactions des représentants politiques qui ont oublié les clivages politiques et ont su trouver les mots pour surmonter les fissures dans le discours politique. J’ai beaucoup admiré les représentants religieux qui ont su trouver les mots pour dire : ‘Ce n’est pas notre religion qui est exprimée ainsi, c’est une barbarie.’ Quelque part, ils se sont mis tous en première ligne de cette confrontation et ont manifesté, chacun à sa place, leur solidarité et aussi une action. Ce n’est pas exclusivement vers le passé qu’il faut regarder. C’est aussi une invitation à l’action au sein de nos sociétés, une invitation à cultiver l’Etat de droit d’abord, à cultiver une certaine curiosité intellectuelle, un esprit critique qui manque d’ailleurs parfois dans nos débats contemporains, ce qui donne de l’espace à certains raccourcis idéologiques complètement aberrants. C’est aussi une invitation à chercher à coopérer davantage là où nous sommes, avec nos voisins mais aussi avec les voisins géographiques qui nous entourent, et au sein de l’Union européenne. »Quel est le rôle du journalisme satirique et de la caricature dans la vie politique en France ? Comment cela se fait qu’en France la satire politique et la caricature revêtent une telle importance et suscitent tant d’émotions ?
« Pour moi la satire et une certaine ironie font partie de la vie publique et en France en particulier. J’étais toujours un lecteur régulier du Canard enchaîné, j’ai toujours aimé les caricatures de la une de Charlie Hebdo, même si souvent je n’étais pas en accord avec ce qu’elles représentaient. J’ai beaucoup aimé les débats politiques dans lesquels la satire était invitée, car je crois que c’est une soupape. Ça peut être aussi une forme d’intelligence des événements qui nous entourent et qui sont parfois tellement complexes que sans un certain recul, on aurait du mal à les cerner. Nous autres dans la culture tchèque, nous partageons probablement cet esprit avec la France. Pensons aux noms comme celui de Jaroslav Hašek au début du XXe siècle. C’était quelqu’un qui avait beaucoup d’humour et d’esprit. Pensons à Havlíček Borovský, journaliste de renom au XIXe siècle qui se moquait du pouvoir en place. Pensons à Václav Havel, qui a pris un tel recul, non seulement par rapport aux affaires publiques mais aussi par rapport à lui-même, que ça devenait parfois inimaginable que le président de la République arrive à se moquer de lui-même jusqu’à un tel point. Pour quelqu’un qui a pu travailler avec lui comme moi-même et qui a pu ensuite visionner ce fameux film ‘Sur le départ’, c’est-à-dire le texte qu’il a conçu pendant les années de sa fonction, c’est l’essence-même de ce recul ironique, de ce recul plein d’esprit dont on parle. Une certaine perspective sur notre quotidien est nécessaire dès qu’on parle de l’ironie et de la caricature et je crois que nous sommes tous invités à cultiver cet héritage. »Vous avez étudié en France, vous avez été ambassadeur à Paris, vous avez eu donc la possibilité de connaître la situation en France. Quelles sont à votre avis les racines et les spécificités du terrorisme en France ? D'où vient cette haine qui se manifeste par des actes de violence ? Comment expliquer tout cela ?
« C’est difficile de répondre dans une phrase, mais je vais tenter d’être bref. Si l’on revisite le système pénal en France, on voit bien que c’est dans les prisons que ces petits délinquants dont on parle aujourd’hui, ont trouvé l’idéologie de haine qui les a amené à tuer, à faire le carnage que nous avons tous observé avec beaucoup de peine et beaucoup d’émotion. Mais la prison n’est pas tout, c’est tout le tissu social qui doit être refait. La France dans sa diversité et dans sa richesse d’ailleurs a su représenter beaucoup de ces cultures dont on parle aujourd’hui. Nous savons combien l’administration publique a été attentive à inviter les jeunes défavorisés, les jeunes des banlieues pauvres, à trouver ce que l’Etat représente, ce que représente le service public. Donc à mon avis, les racines sont multiples et certainement il faudra une réponse coordonnée à la fois politique et aussi spirituelle, car sans des prédicateurs qui prêchent l’entente, la réconciliation et un sacrifice pour le bien de tous, sans le regard des religions et des cultures, on ne pourra pas évoluer. Donc nous sommes tous invités quelque part à trouver, là où nous sommes, les racines de ce qui s’est produit. Car ce sont les racines qui ne se trouvent pas exclusivement en France. Regardez ce qui s’est produit sur le sol britannique, revisitons l’attentat pendant le marathon à Boston. Souvenons-nous des peines des gens qui ont été atteint récemment par les attentats meurtriers en Australie. Nous sommes aujourd’hui face à un fléau de violence qui se propage par Internet et certains de nos jeunes, malheureusement, consomment les réseaux sociaux sans modération. Il y a quelque chose à faire et il faut le faire ensemble. »(Nous vous présenterons la seconde partie de cet entretien dans le cadre de cette rubrique samedi prochain.)