Petr Jirounek, Grand maître de la Grande Loge de République tchèque : « Tout ce qui est politique est exclu des discussions dans la loge »

Je vous propose de découvrir un peu mieux la franc-maçonnerie tchèque, plus précisément la Grande Loge de la RT. A l'heure actuelle, composée d'environ 300 membres, les autres obédiences comptent quant à elles entre 150 et 200 membres, bien loin des quelque 2000 franc-maçons tchèques et allemands de l'entre-deux guerres. Afin de réaliser cette rubrique, je suis allée à la rencontre de Petr Jirounek, Grand maître de la Grande Loge de la RT, de Marc Verdier, son Grand Trésorier et membre de la loge francophone Alfons Mucha - car oui, vous ne le saviez pas, mais ce graphiste tchèque qui représenta Sarah Bernardt était franc-maçon ! - et de Jana Cechurova, historienne et auteur d'un ouvrage de référence sur la franc-maçonnerie tchèque jusque dans les années 50.

Pour Jana Cechurova, la franc-maçonnerie est un type précis d'association, de groupement, rassemblant avant tout des hommes. Le caractère d' « élite », sans aspect péjoratif, ainsi contribuerait à conforter un partage d'idées, une communication à un certain niveau, cet effort se situant essentiellement dans une perspective d'amélioration de soi, de réflexion intérieure visant au perfectionnement moral. Au-delà des différentes branches de la franc-maçonnerie qui se distingue selon trois courants, issus des traditions britannique, française et germanique, il y a donc un aspect qui tend à l'universalisme. J'ai cependant voulu savoir s'il y avait des spécificités en RT. Jana Cechurova :

« Il existe beaucoup de superstitions, de mythes autour de la franc-maçonnerie : ce serait un type de société qui dirige le monde et qui serait responsable de toutes sortes de complots mondiaux. Certaines règles dans la franc-maçonnerie sont universelles, mais selon moi, dans chaque pays, la variante nationale, locale prévaut toujours. En tout cas, pour ce qui est de la Tchécoslovaquie, c'était ainsi et ça l'est d'ailleurs toujours. Quand après 1918 se constitue la franc-maçonnerie tchèque, il était très typique de mettre l'accent sur les affaires nationales et d'Etat. C'était le souci premier : la défense de la démocratie tchécoslovaque avant tout, avant tout aspect universel. Ils se présentaient comme les défenseurs de la démocratie tchécoslovaque. »

C'est ce que confirme d'ailleurs Petr Jirounek, Grand maître de la Grande loge de la RT :

« On répond à ce genre de questions avec une phrase générale : la franc-maçonnerie est, par définition, universelle et donc elle s'adresse à tous sans distinction de nationalité, de race ou de religion, mais il existe différents rites selon les différents pays. Mais le principe est toujours très semblable : on pourrait le comparer : on pourrait le considérer comme une sorte de mise en scène qui peut un peu varier selon les pays. Il y a par contre des petites différences entre les différentes loges : chaque loge a une composition un peu spécifique, en tout cas en République tchèque, et ça c'est dû à l'histoire. Dans la loge dont je fais partie, parmi les frères fondateurs, il y avait beaucoup de médecins. Nous choisissons les nouveaux membres parmi nos bons amis. Par exemple, Ladislav Syllaba qui était un professeur de médecine, un des membres fondateurs d'une loge pragoise, a fait venir plusieurs de ses collègues : c'est une loge qui a été influencée par ce mode d'admission, par métiers. Nous avons par exemple une loge avec beaucoup d'artistes. »

Et qu'en est-il à cet égard de la loge francophone ?

Marc Verdier : « Elle a la caractéristique de rassembler des franc-maçons francophones. Ils sont de tous métiers et de provenance de nombreux pays et ils ont en commun de parler le français pour que les réunions se déroulent en français. Les tchèques francophones et même les tchèques non-francophones, mais sympathisants de l'esprit un peu « latin » ou « méditerranéen » de la loge francophone, sont membres de notre loge et sans comprendre tout ce que nous disons, partagent notre ambiance chaleureuse et fraternelle. »

Pour Jana Cechurova, une des retombées concrètes dans la société de l'appartenance à la franc-maçonnerie, consiste notamment en une activité caritative importante. Petr Jirounek et Marc Verdier :

P.J. : « Pratiquement chaque loge, indépendamment, choisit un programme. Je sais que nous subventionnons par exemple certaines veuves qui sont dans le besoin. »

M.V. : « On parlait de la société d'aujourd'hui, il y a à l'heure actuelle un problème de jeunes qui sont dans les rues, qui sont drogués, prostitués, on essaye aussi d'aider dans ce domaine, pas directement, mais en soutenant fiancièrement des associations qui s'occupent de ces cas particuliers. »

Le président Edvard Benes
On reproche fréquemment à la franc-maçonnerie de se mêler de la vie politique et de se servir du lien priviligié qui relie ses membres pour fonctionner en réseau et en groupe de pression. J'ai demandé à Petr Jirounek ce qu'il en était :

« Tout ce qui est politique, tout ce qui est problèmes économiques, c'est absolument exclu dans la loge. Je crois que souvent, il y a des gens qui s'imaginent qu'il se passe dieu sait quoi dans ces loges, que la République a été créée par les francs-maçons parce que le président Benes était franc-maçon, son ministre des affaires étrangères, Jan Masaryk était franc-maçon, on dit que Stefanik était franc-maçon. J'aimerais là raconter une petite histoire sur Benes : il a longuement hésité avant de devenir franc-maçon, justement parce qu'il avait peur qu'on l'accuse d'infiltration entre la franc-maçonnerie et la politique. Finalement, il a décidé d'accepter, et quelques mois plus tard, il a écrit une magnifique lettre au vénérable de la loge, où il le remercie et lui dit : Enfin, j'ai trouvé un endroit où pendant deux ou trois heures je peux discuter de choses philosophiques et oublier tous mes problèmes et toutes les histoires politiques dont je dois m'occuper toute la journée. »

Il n'y a donc pas de consignes de vote ?

P.J.: « Non, absolument pas. Peut-être après lorsque l'on sort et qu'on fait ce qu'on appelle une agappe, et on y discute de tout, on critique les hommes politiques, comme n'importe quel groupe de gens autour d'une bière, mais jamais la loge n'émet de consignes de vote. »

M.V.: « Votre question est très « française » : c'est une spécificité du Grand orient de France de s'intéresser à la vie publique, et nécessairement à la vie politique. La franc-maçonnerie universelle autre, celle à laquelle nous appartenons, s'interdit toute immixion dans la vie publique, dans la politique, dans la vie de la société. On ne va pas s'occuper de loi sur la scolarité, sur l'avortement ou sur la peine de mort, ce n'est pas notre propos. Nous, franc-maçons réguliers, nous pensons que nous ferions mieux de travailler sur nous-mêmes, avant d'essayer de donner des leçons aux autres. Bien entendu, en ce qui concerne la politique, vous imaginez bien que chez nous, les extrémistes ne sont pas représentés, les esprits totalitaires ne sont pas les bienvenus puisque nous prônons le respect de l'autre, la tolérance, l'ouverture d'esprit, il y a donc des gens qui sont de par leur propre choix, exclus de nos cercles. »

C'est aussi l'avis de Jana Cechurova :

« Dans les pays tchèques, il n'y a pas du tout ce genre de tradition. Sous la Première république, il n'y a jamais eu de tentatives d'infiltrer le monde politique, ni même de constituer des groupes de lobbying dans le monde économique. Cela vient de la façon dont ont été créées les loges franc-maçonnes, ou de quelle manière se recrutaient les membres : ces personnes étaient en général amis bien avant de devenir franc-maçons, ils faisaient d'ailleurs partie de bien d'autres clubs, et la franc-maçonnerie était plutôt le couronnement, une partie de leur vie associative. Il n'y avait pas de groupes de pression sur la base de la franc-maçonnerie. Je pense qu'aujourd'hui comme à l'époque, il existe des groupes de pression avec bien plus d'influence. En tout cas, il ne s'agit pas de franc-maçons. »