Petr Pithart, la confession d’un ancien premier ministre
La période entre 1990 et 1992 a été sans doute décisive pour l’orientation de la politique tchèque après la chute du régime communiste en novembre 1989 et ses conséquences se font sentir encore aujourd’hui. C’est cette période de transformations et de réformes qui resurgit du passé dans le livre que son auteur Petr Pithart, ancien premier ministre tchèque, a intitulé « Po devětaosmdesátém » (« Après 1989 »).
« Je voulais partager ce qui me fait souffrir et me passionne »
S’agit-il d’un recueil de souvenirs, de Mémoires ou d’un livre d’histoire ? Il n’est pas facile de définir le genre de cet ouvrage de Petr Pithart qui retrace, certes, une période concrète de l’histoire moderne du peuple tchèque, mais évoque aussi beaucoup d’événements postérieurs et dont les premiers chapitres ressemblent plutôt à des essais politiques. L’auteur évoque le début des années 1990 avec beaucoup de détails :« Je me fie à ma tête. J’espère qu’elle a choisi les éléments importants, les réussites aussi bien que les erreurs. J’ai renoncé à la tentative d’une interprétation complète des événements du début des années 1990. Je voulais tout simplement partager ce qui me fait souffrir, ce qui me passionne, m’intéresse encore aujourd’hui, ce qui est encore vivant en moi. (…) Je n’ai pas osé écrire des Mémoires. Je ne suis pas historien, je ne dispose pas d’un bagage d’historien mais le passé m’oblige toujours à interpréter ce qui se passe à travers le prisme de ce qui s’est passé il y un mois, il y a vingt ans. C’est ainsi que je suis, j’ai la tête toujours tournée vers le passé. »
Dans la famille de Petr Pithart, la politique est un métier qui se passe de père en fils. Son père Vilém a été vice-ministre de l’Industrie et ambassadeur tchécoslovaque en Yougoslavie et en France. Dans les années 1970, il a été persécuté pour avoir protesté auprès du président Charles de Gaulle contre l’occupation de la Tchécoslovaquie en 1968. Son fils Petr Pithart est né en 1941. En 1960, il adhère au parti communiste et déjà en septembre 1968, au lendemain de l’invasion soviétique en Tchécoslovaquie, il quitte le parti. Bientôt il entre dans la dissidence et sera un des premiers signataires de la Charte 77, document appelant le gouvernement tchécoslovaque à respecter les droits de l’homme. Après la Révolution de velours en 1989, Petr Pithart, qui est juriste, se lance dans la politique et entre 1990 et 1992, il est premier ministre du gouvernement tchèque. C’est cette période, débutant par l’effondrement du régime totalitaire et aboutissant à la partition de la Tchécoslovaquie en deux Etats indépendants, qui est le sujet principal de son livre. Il analyse les activités politiques de ces années tumultueuses et démontre dans quelle mesure ces événements ont influencé la vie des décennies postérieures.
Les réussites et les échecs
Il parle des réussites mais ne cherche pas à cacher les fautes et les erreurs de son gouvernement et des élites politiques de ce temps-là. Son livre apporte entre autres une âpre critique des conceptions de Václav Klaus, chef du Parti civique démocrate ODS, qui lui a succédé au poste de premier ministre tchèque. La conception de Václav Klaus est basée sur la suprématie du marché sur la réglementation. Il est convaincu que c’est l’économie du marché sans compromis qui doit dominer la politique et le rôle de l’Etat et des institutions doit être réduit au minimum. Par contre, Petr Pithart cherche à démontrer sur de nombreux exemples combien néfaste était cette orientation négligeant les aspects juridiques et moraux de la politique, orientation qui ramenait le pays vers le capitalisme sauvage avec tous ses maux dont la corruption et le clientélisme. L’auteur reconnaît cependant aussi sa part de responsabilités dans les erreurs de cette période :« J’ai été obligé de décrire comment dans notre offensive folle contre les séquelles du régime communiste nous avons supprimé les comités nationaux régionaux, organes d’administration régionale, ce qui a été une faute très grave aux conséquences durables que nous n’arrivons toujours pas à réparer. »
Et l’auteur d’évoquer également la privatisation par coupon, méthode par laquelle l’Etat a transféré ses biens à la population et dans le cadre de laquelle pratiquement tous les citoyens ont reçu presque gratuitement les bons représentants les actions d’entreprises d’Etat. Cependant ce gigantesque transfert de biens ne s’est pas déroulé dans un cadre juridique solide ce qui a permis à de nombreux escrocs d’en tirer profit. Petr Pithart constate qu’à cette époque-là beaucoup trop de personnes se sont enrichies d’une façon qui ne peut pas être considérée comme honnête. Il se félicite par contre d’avoir réussi avec ses ministres à vendre l’usine automobile Škoda au groupe Volkswagen (au grand regret de la société Renault qui était également en lice), ce qui en a fait une source de prospérité pour toute l’économie nationale.Le glissement irrésistible vers la partition de la Tchécoslovaquie
Un des grands regrets de Petr Pithart est aussi la partition de la Tchécoslovaquie qui se préparait lors de son mandat de chef de gouvernement. Il évoque d’innombrables négociations avec les dirigeants slovaques de l’époque et le processus pendant lequel les pourparlers sur la coexistence des Tchèques et Slovaques ont progressivement dégénéré en dialogue de sourds et ont abouti à la séparation des deux peuples. Il décrit les rôles actifs joués dans ce glissement irrésistible vers la partition par Václav Klaus et le premier ministre slovaque Vladimír Mečiar et rappelle également les initiatives du président Václav Havel qui était partisan de la fédération et cherchait à éviter la désagrégation de l’Etat commun des Tchèques et des Slovaques :« Václav Havel n’avait pas un profond intérêt pour le passé. Il n’apprenait beaucoup de choses qu’en mouvement, et plus précisément en courant. Les rapports entre Tchèques et Slovaques étaient d’abord pour lui un terrain inconnu. Je n’étais ni parmi les pragmatiques ni parmi ceux qui partageaient avec Václav Havel les illusions sur notre nature véritable. J’avais ma propre conception. »
La désagrégation de l’Etat commun des Tchèques et des Slovaques a provoqué, selon Petr Pithart, non seulement une sorte de rigidité de la vie politique mais a mené à l’abandon du sens véritable de la politique qui réside dans un effort constant de maintenir l’équilibre instable entre les différents intérêts qui peuvent être même contradictoires. La partition a mis fin à la période où l’on cherchait dans la politique surtout le consensus.
Les commentaires favorables de la presse occidentale
Les souvenirs de Petr Pithart regorgent de détails et d’expériences recueillis au cours de sa longue carrière d’homme d’Etat pendant laquelle il a été premier ministre et ensuite président et vice-président du Sénat. Parfois ses souvenirs sont teintés d’humour, parfois d’amertume, souvent de désillusion. Il constate par exemple avoir été très encouragé pendant son mandat de chef de gouvernement par les commentaires favorables de la presse occidentale qui suivait attentivement les réformes démocratiques et économiques en Tchécoslovaquie. Beaucoup plus tard, vers la fin des années 1990, il s’en est confié à l’ambassadeur de France qui finissait sa mission diplomatique à Prague :
« Je lui ai dit : ‘Pour moi, ce que la presse occidentale écrivait sur nous était très important. Vous nous preniez pour les meilleurs élèves d’Europe centrale, vous avez beaucoup loué notre transformation.’ Mais à ce moment-là, l’ambassadeur savait déjà, comme moi d’ailleurs, que cette transformation n’était pas une véritable réussite. Et le diplomate s’est excusé en disant : ‘Vous savez pendant longtemps nous n’avons presque pas cru possible ce passage vers la démocratie et l’économie de marché et pourtant nous avions absolument besoin d’une histoire de réussite et nous avons donc opté pour vous. Nous avions besoin de vous et nous n’avons donc pas écrit que la vérité sur vous. Excusez-nous, nous vous avons utilisé comme un citron pressé et ensuite nous vous avons jeté. Maintenant nous avons les Polonais.’»
Face aux crises de l’avenir
Dans les premiers chapitres de son livre, Petr Pithart résume sa vision de la situation actuelle dans son pays et dans le monde. Et c’est un bilan assez pessimiste. Il constate la méfiance croissante des citoyens vis-à-vis des structures établies et des partis politiques classiques, il déplore l’indifférence des masses par rapport aux tendances autoritaires, à l’aspect moral de la politique. Il constate entre autres que c’est l’Union européenne qui est la grande victime de cette indifférence et rappelle qu’au début des années 1990 le slogan « le retour en Europe » avait pour nous un aspect presque mythologique, comme une victoire définitive de l’idéal européen, comme une solution universelle de tous les problèmes. Et il ajoute qu’en 2014, le taux d’abstention aux élections européennes a atteint en République tchèque un niveau record de 81,8 %.L’évolution actuelle mènera donc, selon Petr Pithart, très probablement à une crise grave, crise dont les conséquences ne seront pas nécessairement tout à fait négatives. Et il cite dans ce contexte le philosophe Jan Sokol qui rappelle qu’à l’origine le mot « crise » n’avait pas que la signification de quelque chose de catastrophique mais était perçue aussi comme la promesse d’un tournant aux effets salutaires, promesse de nouvelles décisions et de nouvelles actions.
Le livre "Po devětaosmdesátém" (Après 1989) de Petr Pithart est sorti aux éditions Academia.