Pierre Emmanuel, le poète qui connaissait le prix de la liberté
En octobre 1947 le poète Pierre Emmanuel entreprend un long voyage qui changera sa vie. Il se rend en Yougoslavie, en Roumanie, en Bulgarie, en Hongrie et en Tchécoslovaquie. Cet écrivain de la Résistance, ami d'Aragon et d'Eluard, ne sait pas encore que ce voyage de deux mois et demi le guérira de ses sympathies pour le communisme. Au cours du voyage il se rend compte qu'on le fait jouer contre son gré dans une sorte d'immense théâtre et que l'image des pays visités qu'on lui propose est fausse. Lorsqu'il arrive à Prague qui est la dernière étape du voyage, il ne se laisse plus berner. "Que ce fut à Prague ou dans les autres capitales, Belgrade excepté, se souviendra-t-il, ce qui me révoltait crevait les yeux: l'énorme emprise totalitaire de la Russie (...) Car je ne pouvais me tromper, ni accepter d'être trompé d'avantage: ce que j'avais vu, c'était le règne abject de la peur."
A l'occasion du 20ème anniversaire de la mort du poète Pierre Emmanuel, on a évoqué, à Prague, ses activités en faveur des intellectuels obligés de vivre sous des régimes totalitaires, donc aussi les intellectuels tchèques, notamment dans les années 1960 et 1970. Une conférence a été donnée, ce mardi, à l'Institut français de Prague par son ancienne assistante Roselyne Chenu. Interrogée par Vaclav Richter, elle a parlé de Pierre Emmanuel et de ses activités dans le cadre de la Fondation pour une entraide intellectuelle européenne.
Pourquoi Pierre Emmanuel était tellement sensible à la situation des intellectuels dans les pays de l'Est ?
"Il n'était pas sensible qu'à la situation dans les pays de l'Est. En fait, il était sensible à la situation des intellectuels vivant sous n'importe quel régime de dictature, des dictatures de gauche ou de droite. Et je crois que cette sensibilité lui est venue de son adolescence et de sa jeunesse, parce qu'il avait vingt ans, en 1936. C'était la montée des dictatures en Europe. Il y était d'autant plus sensible qu'il était né dans le Béarn donc tout à côté de la frontière espagnole et qu'il a vécu la guerre en Espagne comme si c'était une guerre dans son propre pays. Et c'est donc de cette époque là qu'il a été violemment je dirais, contre tout forme de dictature."
Quelles étaient les activités de la Fondation pour une entraide intellectuelle européenne ?
"Cette fondation, qui était une filiale d'un organisme plus large qui s'appelait le Congrès pour la liberté de la culture, couvrait toutes les activités en Europe qui, dans les années soixante et soixante-dix se préoccupaient des intellectuels sous des régimes de dictature. C'est-à-dire que d'une part il y avait l' Espagne et le Portugal, il ne faut pas oublier que c'était des dictatures datant des années vingt et trente, il y a eu la Grèce pendant quelques années, et d'autre côté l'Europe de l'Est. (...) Il y avait plusieurs types d'activités qui étaient un peu différentes d'un pays à l'autre, parce que cela dépendait des besoins des gens sur place. Pour être très schématique, nous envoyions des livres et des revues aux personnes qui nous le demandaient. C'étaient ces personnes qui nous écrivaient des différents pays qui choisissaient les titres. Ce n'est pas nous qui leur choisissions ou imposions des titres. C'était donc à la demande que nous envoyions des livres qui ensuite, et j'en ai eu beaucoup de témoignages, circulaient, c'est à dire, chaque personne qui recevaient des livres, ensuite les faisait lire à d'autres personnes. Donc il y avait tout un réseau et pour beaucoup c'était le seul contact avec la pensée occidentale pendant ces années là. (Donc, envoi de livres). D'autre part, nous invitions le plus possible à des rencontres internationales, importantes ou modestes, rencontres organisées en France où dans d'autres pays d'Europe occidentale. Nous invitions donc des personnes de tous ces pays-là et d'Europe de l'Est en particulier qui parfois recevaient leur passeport et pouvaient venir, ou parfois, et bien souvent, ne le recevaient pas. Mais au moins, ces personnes savaient qu'on pensait à elles. Et lorsqu'elles pouvaient sortir pour assister à un colloque ou à une rencontre, nous leur donnions alors une très modeste bourse de voyage pour prolonger pendant huit jours, quinze jours, un mois au maximum, leur séjour en Occident, de manière à ce que ces personnes puissent rencontrer des collègues, des confrères et puis respirer tout simplement."
Comment les autorités communistes voyaient ces activités, est-ce qu'elles les considéraient comme dangereuses?
" Beaucoup de livres n'arrivaient pas à leur destination, soit ils devaient être volés par des douaniers ou autres, soit des livres nous revenaient comme interdits. Bien souvent c'étaient des livres qui n'avaient strictement aucune couleur ou odeur politique, si je puis dire. Nous étions prudents, c'est à dire, nous donnions des bourses de voyage ou nous invitions à des colloques également des membres du parti communiste. Nous savions qu'ils étaient membres, mais cela avait l'air plus neutre. Nous n'avions aucune activité politique au sens strict du terme. Il faut dire aussi que cela dépendait d'un pays à l'autre parce que les régimes n'étaient pas identiques dans chacun des huit pays derrière le rideau de fer."
Dans quelle mesure Pierre Emmanuel connaissait la culture de Tchécoslovaquie?
"Il était venu dans ce pays pour la première fois en 1947, il y est revenu en 1969. Il avait gardé quelques contacts épistolaires dans la mesure du possible, avec certains poètes et écrivains de ce pays. Evidemment il ne connaissait ni le tchèque ni le slovaque, mais un certain nombre d'auteurs étaient traduits, il y avait des traductions d'avant guerre ou de l'immédiat après-guerre. Il était en relation avec des artistes aussi, avec des plasticiens. C'était plus facile de connaître leur oeuvres. Et je dirais que, pour parler des écrivains, des philosophes, des poètes, il n'avait pas la possibilité de lire leurs oeuvres, je crois qu'il y avait des affinités entre les esprits et les coeurs."
Pendant combien de temps la Fondation a travaillé?
Elle a été créé juridiquement en 1966. Avant cela, ce n'était pas une fondation, c'était un comité informel d'écrivain et d'éditeurs qui fonctionnait à Paris de manière assez modeste. La Fondation pour une entraide intellectuelle européenne, l'a remplacé donc en 1966. Moi même je m'en suis occupée jusqu'à 1975, et je suis ensuite partie vers d'autres destinées. La fondation a continué à agir et à fonctionner, si ma mémoire est bonne, parce que je n'y étais plus, jusqu'à 1989, au fond jusqu'au moment de la chute des régimes dans la plupart de ces pays. Parce que à ce moment-là, pour l'Europe de l'Est, elle n'avait plus sa raison d'être, heureusement d'ailleurs. (...) Pour l'Europe de l'Est, il était important à nos yeux de faire sentir, de faire comprendre aux intellectuels des ces pays-ci qu'ils n'étaient pas oubliés et qu'ils faisaient, eux aussi, partie de l'Europe alors que la mentalité générale même en Occident, à l'époque, c'était: L'Europe de l'Est ce n'est pas l'Europe, c'est nous l'Europe. Nous avons travaillé donc à contre-courant des modes même en Occident et je pense que cette chose là n'est pas palpable, tout ce que nous avons pu faire était d'aider les gens à garder le courage, à se sentir reliés en esprit et en coeur. Ce sont des choses qu'on ne peut pas mesurer. C'est le mystère de la vie."