Pierre Manent : « c’est une crise de la mondialisation libérale »

Pierre Manent

Le philosophe Pierre Manent a donné lundi 2 mars une conférence à l’Institut français de Prague intitulée « grandeur et misère du libéralisme ». Aujourd’hui directeur d’études à l’EHESS, cet ancien élève de Raymond Aron a contribué à la redécouverte des grands textes libéraux français. Il s’interroge sur la crise économique actuelle et ses liens avec les principes du libéralisme.

« Il y a certainement une grande crise. Mais est-ce que c’est une crise du libéralisme ? Je dirais que c’est une crise de la mondialisation libérale. Ce n’est pas une crise du capitalisme, ce n’est pas une crise du libéralisme, c’est une crise de la mondialisation libérale, c’est-à-dire que c’est une crise de cette perspective – qui m’a toujours paru une utopie – selon laquelle les hommes pouvaient être directement acteurs sur un marché mondial sans passer par la médiation d’un marché national. Or historiquement, le capitalisme s’est développé dans les marchés nationaux. C’est un point que les historiens de l’économie ont bien documenté. Le capitalisme ne s’est pas développé par le commerce international principalement. Il s’est développé dans les marchés nationaux.

Mais certains ont eu l’espoir, dans cette dernière période, d’un capitalisme qui débordait les marchés nationaux, qui se répandait dans le monde entier et qui faisait du monde son cadre naturel de déploiement, abandonnant les marchés nationaux qui étaient appelés à disparaître. C’est ça le sens fondamental de la mondialisation. Vous ne pouvez pas prétendre que vous existez dans un marché national quand le producteur indien ou le producteur chinois a accès directement à votre marché. Et c’est cette perspective qui est en crise ; c’est l’idée que le marché peut être séparable de tout cadre politique d’appartenance.

Je crois que l’expérience montre que les marchés supposent des cadres politiques pas seulement pour les réguler, mais aussi pour en quelque sorte en former le décor, pour que les acteurs économiques se sentent responsables devant la communauté des citoyens. Regardez le capitalisme américain : une des façons dont il a assumé sa responsabilité devant le corps des citoyens est par la philanthropie. Les capitalistes américains faisaient des fortunes faramineuses et pour se faire pardonner et accepter, ils avaient une politique philanthropique extrêmement généreuse, ou en tout cas active. Le dernier exemple de cette politique, c’est Bill Gates. Bill Gates n’est pas un financier, c’est un industriel de génie. Il a maintenu la tradition de ce capitalisme qui se sent responsable devant la communauté des citoyens. Voyez au contraire la conduite des gérants de hedge funds et de ses acteurs de la finance ; eux ne se sentent aucune responsabilité devant le corps politique, y compris le corps politique américain.

Je crois que la crise de l’économie financière aujourd’hui est la crise de ces acteurs financiers qui se sont sentis détachés de toute appartenance politique. Dans un espace libre, ils créaient en quelque sorte de la richesse – une richesse d’ailleurs apparemment théorique, qui ne correspondait plus à rien – et ils n’avaient à se justifier devant personne et certainement pas devant leurs concitoyens. Je crois que là est la crise.

C’est une crise de la mondialisation libérale plus que du libéralisme ou de la mondialisation qui s’est réclamé du libéralisme plus que du libéralisme lui-même. La tâche que nous avons devant nous est de réarticuler les marchés, non pas tant à des régulations, parce qu’on peut toujours contourner les régulations, mais de les réarticuler à des cadres politiques. Je crois que c’est vraiment cela qui va être difficile. On va bien le voir en Europe ; par rapport à quoi va-t-on réarticuler les marchés européens ? Est-ce que c’est par rapport aux nations européennes principalement, aux nations qui partagent l’euro, par rapport à l’Union européenne ? Voila les questions vraiment difficiles. Et je ne pense pas que ces questions mettent en cause les principes en général du libéralisme, ni de l’économie de marché, mais elles mettent en cause la question du cadre dans lequel les principes libéraux sont mis en œuvre. »