Pleins feux sur une période sombre de l’histoire tchèque
Temno - Les ténèbres, c’est ainsi qu’on a longtemps qualifié cette période de l’histoire tchèque qui a suivi la défaite écrasante des Etats protestants tchèques dans la bataille de la Montagne-Blanche en 1620. Parmi ceux qui ne partagent pas cette vision lugubre de l’histoire tchèque des XVIIe et XVIIIe siècles, il y a l’historienne Ivana Čornejová. Dans un livre paru récemment aux éditions Paseka, elle retrace cette période de ténèbres et y trouve pas mal de lumières.
Démentir certaines idées préconçues
En 1915, l’écrivain Alois Jirásek publie le roman historique Temno dans lequel il évoque la situation en Bohême au début du XVIIIe siècle. Le titre de ce roman basé sur des recherches approfondies des documents de cette période devient alors le synonyme de l’oppression du peuple tchèque par les Habsbourg et l’Eglise catholique. En intitulant son livre également Temno, Ivana Čornejová souhaitait provoquer une réaction, remettre en cause cette interprétation d’une étape importante de l’histoire tchèque et démentir certaines idées préconçues :
« Je cherchais plutôt à démontrer l’évolution historique et à resituer l’histoire tchèque dans le contexte européen. Je constate que nous avons souvent l’impression que notre destin a été tout à fait exceptionnel, que nous avons le plus souffert, mais ce n’est pas vrai. »
La fin de l’indépendance tchèque
La bataille de la Montagne Blanche marque la fin de l’indépendance du royaume de Bohême et le début de la guerre de Trente Ans qui déferlera sur une grande partie de l’Europe. La révolte des Etats protestants contre la maison des Habsbourg est écrasée, les chefs protestants sont soit exécutés soit contraints à l’exil et leur biens sont confisqués pour être en partie redistribués parmi les nobles catholiques restés loyaux au roi Ferdinand II de Habsbourg. La liberté religieuse octroyée aux Tchèques par l’empereur Rodolphe II par une lettre de majesté en 1609 est abolie et désormais le seul culte toléré dans les pays de la couronne tchèque est la confession catholique romaine. La religion unique doit renforcer davantage l’hégémonie des Habsbourg dont la dynastie règnera en Bohême et en Moravie pendant trois siècles encore. Ivana Čornejová est loin de mettre en doute la gravité de cette situation mais elle remarque :
« Evidemment, je ne veux pas sous-estimer le fait que chaque changement forcé de confession ou de conviction est quelque chose de très négatif et de très douloureux. Cependant, quand nous prenons en considération comment la Réforme s’est déroulée par exemple en Angleterre et quelles ont été ses conséquences, alors nos souffrances de 300 ans n’en apparaissent que comme une faible réplique. »
La contre-réforme et la langue tchèque
Ivana Čornejová jette sur cette période un regard d’historienne, c’est à dire un regard impartial et basé sur des documents véridiques. Elle apprécie beaucoup les qualités du roman Temno d’Alois Jirásek, mais elle attire l’attention sur les récupérations et les interprétations politisées dont le livre a été victime au cours du XXe siècle. Elle refuse notamment d’admettre que les efforts visant à convertir la population tchèque au catholicisme auraient été directement liés au processus de germanisation et au déclin de la langue tchèque :
« On a toujours souligné que le début de la contre-réforme avait entraîné une grave dégradation de la langue tchèque. Aujourd’hui, nous savons - et les recherches l’ont prouvé, que ce n’est pas vrai. On dit que la contre-réforme a été accompagnée de la germanisation mais c’est un non-sens parce que les prêtres qui cherchaient à convertir les gens au catholicisme, devaient leur parler avec une langue qui leur était compréhensible. Aux croyants tchèques, ils parlaient donc en langue tchèque, aux croyants allemands, ils parlaient en allemand. »
Le rôle des ordres religieux
La défaite des Etats tchèques, l’exil de nombreux protestants, la guerre, l’épidémie de la peste - tous ces fléaux s’abattent sur le peuple tchèque au cours du XVIIe siècle. A l’issue de la guerre de Trente Ans, la population du pays est réduite de 30 % et on estime que quelque 36 000 familles (200 000 personnes) ont choisi l’exil. Ivana Čornejová constate cependant que les convertisseurs catholiques n’ont jamais réussi à déraciner complètement l’hérésie protestante et que des îlots de cette foi ont persisté dans la population malgré les représailles.
La contre-réforme amène dans le pays de nombreux ordres religieux catholiques qui cherchent à convertir la population mais qui contribuent également à l’essor des lettres et des arts. C’est notamment la Compagnie de Jésus (les jésuites), qui joue désormais un rôle important dans l’enseignement et dans l’évolution spirituelle et culturelle du pays.
Antonín Koniáš, symbol de l’intolérance religieuse
Le jésuite Antonín Koniáš (1691-1760) s’impose comme un défenseur ardent de la foi catholique et un incinérateur infatigable des livres hérétiques. Ivana Čornejová cherche à corriger un peu l’opinion générale sur ce jésuite considéré comme un fanatique :
« En ce qui concerne Koniáš, il était, lui aussi, écrivain. Son œuvre la plus plus connue est Klíč - La Clef, un catalogue des livres interdits et hérétiques. Il est intéressant de constater que, ces derniers temps, il est souvent cité par les bibliothécaires tchèques parce que nous lui devons le premier catalogue des livres tchèques et c’est un catalogue presque complet et très détaillé. Il ne faut pas oublier que chaque Eglise, chaque confession avait un catalogue de livres interdits et ce genre de catalogue existait par exemple, si je ne m’abuse, en Suède luthérienne encore au XXe siècle. Cela concernait l’Eglise suédoise mais d’autres catalogues de ce genre étaient dressés et sont dressés encore aujourd’hui »
Et Ivana Čornejová d’ajouter que parfois Koniáš ne confisquait pas des livres entiers, mais arrachait seulement les pages qu’il considérait comme nocives.
La seconde révolte
Malgré les événements tragiques qui marquent l’histoire tchèque des XVIIe et XVIIIe siècles, la Bohême et la Moravie deviennent à cette époque les régions les plus développées de la monarchie autrichienne. L’architecture, les arts et la musique connaissent un grand essor et Prague devient une des plus belles villes baroques du monde. La période baroque laissera aussi une empreinte indélébile dans l’aspect général et dans le relief du paysage tchèque.
Le livre d’Ivana Čornejová retrace la période entre deux révoltes contre les Habsbourg : la première, tragique, en 1620 ; et la seconde, plutôt comique, en 1741-42. Cette seconde révolte, un épisode peu connu de l’histoire tchèque, fait partie de la Guerre de succession d’Autriche déclenchée lorsque les monarques des pays voisins refusent de reconnaître les droits de la future impératrice Marie-Thérèse au trône de son père. A cette époque, Prague est occupée par les troupes armées de Saxe, de Bavière et de France, et Charles-Albert de Bavière se fait élire roi de Bohême par les Etats tchèques. Son règne ne sera cependant que de courte durée car par une politique astucieuse et une série d’opérations militaires, Marie-Thérèse imposera ses droits de succession, réussira à chasser les armées étrangères de Prague et finira par se faire couronner reine de Bohême. Et c’est le début d’une nouvelle époque qui ne sera plus considérée comme ténébreuse.
Les ténèbres et les lumières
Ivana Čornejová n’est pas la première historienne qui cherche à réhabiliter dans une certaine mesure la sombre période après la bataille de la Montagne Blanche. Elle voit ses aspects négatifs, mais aimerait attirer l’attention aussi sur ses traits positifs et elle souligne surtout que les guerres de religion, l’intolérance religieuse, l’imposition d’une seule confession par la force et les représailles contre les récalcitrants n’étaient pas spécifiquement tchèques, mais qu’il s’agissait de phénomènes courants de l’Europe du XVIIe siècle. Elle se rend compte que tout cela n’est pas ignoré dans les milieux académiques, mais constate aussi que ce n’est pas assez connu parmi les gens qui ne s’intéressent pas assez profondément à l’histoire. C’est donc surtout pour eux qu’elle a écrit son livre :
« L’année dernière, j’ai participé à une conférence sur l’histoire du XVIIIe siècle et un de mes collègues m’a demandé pourquoi je soulignais toujours que le rôle des jésuites était aussi positif, puisque tout le monde le savait déjà. Et je lui ai répondu: ‘Oui, cher collègue, nous qui nous occupons de l’histoire des XVIIe et XVIIIe siècles, nous le savons, mais chez le grand public, leur réputation reste toujours mauvaise. »