« La force des Jésuites est d’avoir formé une compagnie de gens capables de polémiquer avec les Protestants tchèques »

8 novembre 1620. Les armées protestantes de Bohême sont défaites par les troupes habsbourgeoises catholiques, mettant un coup d’arrêt définitif à la liberté de confession en pays tchèques et amorçant le processus de la Contre-réforme. Avec Nicolas Richard, doctorant français en cotutelle entre Paris et Prague, Radio Prague s’est intéressée à son sujet de thèse consacré au clergé catholique dans la période qui a suivi cette fameuse bataille. Nous vous proposons la seconde partie de cet entretien.

Nicolas Richard, nous nous sommes intéressés dans la première partie de cet entretien aux raisons pour lesquelles vous avez choisi d’étudier l’histoire du clergé après la bataille de la Montagne blanche en Bohême, également nous nous sommes intéressés à l’importance des églises baroques dans la reconquête de la Contre-réforme. Dans cette deuxième partie, j’aimerais évoquer le rôle des Jésuites puisque évidemment il a été très important dans cette reconquête catholique de la Bohême « hérétique » des XVIIe-XVIIIe siècles. Ces Jésuites, dont on sait qu’ils avaient une faculté d’intégration, presque d’incarnation avec les populations qu’ils essayaient de conquérir, comment font-ils pour reconquérir ces âmes et ces brebis égarées ?

D’un autre côté, les utiliser est un véritable problème. Une fois qu’on a fait la part de la difficulté d’entrer dans l’historiographie jésuite, il faut bien considérer que la force des Jésuites, du moins en Bohême, est d’avoir su créer des collèges et d’avoir su former très rapidement, dès le XVIe siècle, une compagnie assez nombreuse de gens qui savent parler tchèque, voire qui sont d’origine tchèque et qui sont intellectuellement capables de polémiquer avec les Protestants tchèques. Dès le lendemain de la Montagne Blanche est crée la province bohême de la Compagnie de Jésus, qui compte entre 200 et 300 pères. Elle forme véritablement un diocèse dans le diocèse de Prague. Mais ces Jésuites ne s’intéressent pas directement à la gestion au quotidien des paroisses, ils font d’abord des missions qui sont deux types : de conversion, liées au commission de reconquête, où on explique aux gens pourquoi ils doivent se convertir à la foi catholique, et un deuxième point important, c’est la question du calice. »

Le calice est le symbole des utraquistes, des Hussites, avant tout…

« C’est le symbole des Hussites, mais les autres protestants l’ont récupéré pour prouver que quand le Christ dit : Prenez et buvez en tous, c’est-à-dire que tout le monde doit en boire, doit communier sous les deux espèces, c’est un commandement du Christ, et l’Eglise de Rome ne le respecte pas, donc ne peut être la véritable Eglise. Voilà le raisonnement des protestants non seulement utraquistes, mais aussi luthériens et autres. Que font les Jésuites, et plus largement les polémistes catholiques ? Ils essayent de prouver et d’expliquer aux fidèles pourquoi le calice a été supprimé dans l’Eglise catholique, pourquoi celle-ci a le droit de le faire ? Ce sont deux points importants de la polémique autour desquels tournent les tentatives de conversion. »

On sait que le pouvoir catholique a récupéré ou plus ou moins inventé la légende de saint Jean Népomucène. Y a-t-il d’autres outils symboliques comme celui-ci qui sont utilisés par le pouvoir catholique pour convertir ?

« Sur la légende de saint Jean Népomucène, c’est un vaste sujet. Il est certain qu’elle n’est pas une invention de la fin du XVIIe siècle au moment où se développe le culte de saint Jean Népomucène. C’est quelque chose de plus ancien. Il est certain aussi qu’on disposait à l’époque, et aujourd’hui encore, de très peu de documents sur la mort de Jean de Pomuk. Est-ce que ça a été utilisé pour effacer le culte de Jan Hus, comme on le lit parfois ? Quand on lit les sermons à la gloire de saint Jean Népomucène, quand on voit les gens qui parlent de son culte, on n’a pas vraiment impression que la véritable intention derrière ce culte soit d’effacer celui de Jan Hus. Il s’agit plutôt la foi catholique des Tchèques, d’exalter le pays dans une forme typiquement baroque de patriotisme. Ce patriotisme baroque on le retrouve ailleurs qu’autour de saint Jean Népomucène : autour de saint Venceslas, autour de saint Adalbert, en Moravie, autour du culte de saints Cyrille et Méthode. Là, il est certain qu’on a une série de saints typiquement tchèques, mais reste à savoir si ces saints sont utilisés à des fins de propagande ce qui me semble difficile à établir, ou si ce sont simplement ces membres du haut clergé tchèque qui se sentent aussi bien tchèques que catholiques, et tant que tel, sont fiers de saint Jean Népomucène, saint Venceslas, saint Adalbert etc. Passé le moment où au début du XVIIe siècle, on se sert du passé catholique, du royaume, pour prouver que l’Eglise catholique est la vraie Eglise du Christ, il reste le culte des saints qui est lié au patriotisme. Cela est valable pour la Bohême, mais aussi pour le reste de l’Europe. Si vous prenez la France du XVIe siècle, ce qui intéresse les Français, c’est le culte des saints les plus anciens et non pas ceux de la fin du Moyen Age. Dans la Bohême du XVIIe siècle, c’est la même chose qui les intéresse. Ce ne sont pas les saints ‘victimes des Hussites’, c’est beaucoup trop moderne pour les Tchèques. »

Photo: Tomáš Třeštík
Pour revenir à notre époque contemporaine, en juin dernier, un groupe d’artistes et de hackers tchèques assez connus, Ztohoven, est intervenu dans l’espace urbain praguois, sur un monument qui commémore le 21 juin 1621, date de l’exécution des leaders praguois de l’insurrection protestante contre le pouvoir des Habsbourg. Ce monument se trouve place de la Vieille-Ville, à côté de l’ancien hôtel de ville. Ils ont rajouté une 28e croix au monument dédié à leur mémoire, rappelant l’existence d’un 28e seigneur Martin Fruwein. Qu’avez-vous pensé de cette intervention ?

Photo: Tomáš Třeštík
« C’est tout-à-fait intéressant de voir qu’il y a des gens capables de fouiller dans l’histoire de leur pays et d’être assez érudits pour rajouter une 28e croix pour ce pauvre Martin Fruwein, mort avant son exécution. C’est profondément réjouissant de voir qu’il y a des gens qui connaissent si bien l’histoire de leur pays. Que l’on puisse utiliser des événements historiques importants à des fins politiques modernes, c’est quelque chose qui a toujours eu lieu. On peut s’en offusquer et dire que c’est trahir l’histoire telle qu’elle s’est réellement déroulée mais l’histoire finalement n’appartient pas qu’aux historiens, elle appartient à tout le monde, donc il n’y a pas à formuler d’objection. Pour cette histoire de croix, cette exécution est intéressante car elle a eu lieu à un moment où la propagande et la contre-propagande sont telles au début de la guerre de Trente ans que ça devient tout de suite un événement fondamental. Dès son utilisation dans la polémique, l’événement semble avoir gardé une aura tragique. Quand on compare avec ce qui se passe dans d’autres pays où il y a des répressions tout-à-fait sanglantes, voire plus qu’en Bohême, des répressions totalement tombées dans l’oubli, on mesure finalement les avantages et les inconvénients de ce qu’on appelle la mémoire. C’est plus en fait une question qui a trait à l’histoire de la mémoire qu’à l’histoire du XVIIe siècle. »