Portrait d’une mère qui a bravé le régime communiste
Edgar Dutka est de ces écrivains que la vie prédestine à la littérature. Son enfance et son adolescence n’ont pas manqué d’aventures, de coups du sort et de coups de théâtre et il s’apparente par le début de sa biographie aux petits héros des romans de Charles Dickens et d’Hector Malot. C’est sa mère qui a déclenché la série des aventures et des vicissitudes de son enfance, et c’est le rapport d’Edgar Dutka vis-à-vis de cette femme étonnante et déconcertante qui est le grand thème de son recueil de contes paru récemment aux éditions Prostor. Edgar Dutka l’a intitulé « Matka vzala roha » (« Maman a décampé »).
Hemingway, Faulkner et Babel
« Je ne suis pas un écrivain de fiction, je suis le styliste de ma vie », dit Edgard Dutka. Comment ne pas exploiter les richesses de sa vie quand on est doué pour la littérature ? Ecrivain, scénariste, cinéaste et professeur, Edgar Dutka est auteur ou coauteur d’une longue série de films, d’innombrables articles dans des revues culturelles, de plusieurs livres pour enfants et aussi d’une série d’ouvrages basés sur son vécu. Pour parler de lui, il a choisi le conte, la forme littéraire qui convenait le mieux à son talent :« C’est par le conte que je suis entré dans la littérature, en lisant les contes de Hemingway, Faulkner, Babel. Le conte était donc le genre qui m’était très proche et je comprenais bien sûr que chaque thème nécessitait une forme un peu différente. La narration change donc un peu mais la forme courte me va très bien. J’ai peut-être une bonne mémoire pour retenir les détails. Cela me donne de l’authenticité, de la véracité. C’est sans doute une mauvaise méthode pour un écrivain qui devrait inventer quelque chose de nouveau et ne pas dépoussiérer son autobiographie. Mais je pense quand même qu’une certaine stylisation de mes textes est évidente. »
Une jeunesse entre un orphelinat et une famille adoptive
Né à Wiener Neustadt en 1941, Edgard Dutka vit d’abord à Břeclav en Moravie du Sud. En 1948, sa mère est arrêtée et condamnée à six ans de prison pour avoir aidé des gens à passer clandestinement la frontière. Elle réussit cependant à s’évader, à passer à son tour la frontière autrichienne et à émigrer en Australie. Ses enfants, le petit Edgard et sa sœur ainée sont placés dans un foyer de l’enfance que les habitants de Břeclav appellent unanimement « orphelinat ». Les deux années passées dans cette institution seront pour Edgar une expérience difficile mais aussi une source de sujets pour sa future création littéraire. Au bout de deux ans, il est adopté par la famille de la cousine de sa mère. Tout à coup, il a une nouvelle existence et des parents adoptifs :
« Je suis arrivé dans leur famille à l’âge de dix ans, après avoir passé deux ans dans un foyer de l’enfance et mes parents d’accueil, leur éducation, leur mode de vie, leur jardin, m’ont complètement fait oublier les années passées dans cette institution. Je ne me suis souvenu de cette période de ma vie qu’après mon arrivée à Prague. A ce moment-là, j’étais sans ressource et n’arrivais pas à trouver une situation. Alors je me suis dit : ‘Je serais comme l’écrivaine Božena Němcová’. Je vais écrire sur la vie dans une maison d’enfants et j’ai écrit ces contes pendant un hiver. Malheureusement, c’était dans les années 1963-64. Je croyais devenir un écrivain célèbre, ces contes me semblaient vraiment bons, et tout le monde me le confirmait, même à la maison d’édition, mais on ne voulait pas les publier. »
Maman a décampé
Personne ne dit à ce jeune adepte de la littérature pour quelle raison ces contes ne sont pas publiables sans doute pour ne pas lui donner des arguments pour protester. La raison véritable de ce refus est sans doute le fait que le jeune auteur jette un regard critique sur la vie dans le foyer de l’enfance et parle des prisonniers politiques. Le livre de contes inspiré par cette étape de sa vie ne pourra être publié que quarante ans plus tard après la chute du régime communiste sous le titre « U útulku 5 », qui correspond à l’adresse du foyer où il a passé deux ans. Il est pourtant loin d’épuiser toutes ses inspirations et tous les sujets de sa jeunesse auxquels il revient dans d’autres livres et tout récemment aussi dans le recueil de contes intitulé « Maman a décampé », sorti aux éditions Prostor. Voici ce qu’il dit sur la genèse de ce livre :« Dire que c’est une autobiographie n’est pas peut-être tout à fait juste mais ce sont plus ou moins des moments de ma vie. J’écrivais tout simplement des contes sans penser à ce que j’en ferais. Mais le rédacteur en chef de la maison d’édition Prostor a attiré mon attention sur le fait que certains de mes textes étaient racontés à la première personne, d’autres à la troisième personne. Alors j’ai classé les contes dans un ordre chronologique et donné le même nom à leur personnage principal. Tout à coup, c’était bien différent et je me suis rendu compte que si je donnais à chaque conte une forme plus épique, j’en ferais des chapitres d’un roman sur moi-même. »
Le styliste de sa vie
Le livre « Maman a décampé » renoue librement avec les textes publiés en 2003 dans le recueil « U útulku 5 » qui réunit les souvenirs d’Edgar Dutka de sa vie dans le foyer de l’enfance. Dans le premier conte du livre, l’auteur évoque l’histoire de sa mère, son arrestation par la police communiste, sa vie dans la prison et son évasion. Le ton de cette nouvelle et de l’ouvrage dans son ensemble est léger et presque satirique, comme s’il ne s’agissait pas d’événements graves où la vie-même des protagonistes était en jeu. Et le lecteur peut suivre les aventures de la mère, une femme forte, énergique et originale, aussi après son passage clandestin de la frontière. Arrivée à Vienne occupée encore en partie par l’armée soviétique, elle n’échappe pas à l’attention des agents des services secrets tchécoslovaques mais arrive finalement à s’exiler en Australie.
Dans les contes qui suivent, Edgar Dutka retrace ses années d’écolier, sa vie dans la famille de ses parents adoptifs, les désarrois de sa jeunesse et ses premières expériences amoureuses. Fils d’une émigrée politique, il se heurte à l’hostilité du régime communiste notamment pendant son service militaire et lors de ses études mais il réussit toujours à donner à ces démêlées avec les autorités totalitaires un aspect loufoque et amusant. Trois contes évoquent son séjour d’un an en Australie où il a retrouvé sa mère en 1968-69, et dans la dernière partie du livre Edgar Dutka partage avec le lecteur ses expériences récentes et ses opinions d’homme vieillissant qui jette un regard étonné et amusé sur la vie. Légèrement et sans hausser le ton, il a esquissé ainsi l’itinéraire de toute une vie pleine d’expériences tantôt dramatiques et tantôt drôles qui doivent être sauvées de l’oubli :
« Je pense qu’il faut bien traiter ces sujets, il faut leur donner une forme littéraire ou les porter à l’écran d’une façon efficace. C’est ce qu’il faut faire. Les simples faits, comme le nombre de ceux qui ont été fusillés à la frontière, ne suffisent pas. Nous avons vécu sous le communisme pendant quarante ans. Evidemment, ceux qui menaient une vie aisée gardent des souvenirs positifs de cette période, mais pour ceux qui en ont payé les frais, et nous étions bien nombreux, c’était bien dur. Moi, je ne me considère pas comme une grande victime de ce régime, il y en avait d’autres comme ma mère. C’est donc un avertissement, un rappel qu’il faut s’opposer au bolchévisme ou à toute autre forme de régime totalitaire. »