« Pour les journalistes, il est impossible de savoir ce qui se passe dans l’esprit des Russes »

Grand reporter de guerre, Petra Procházková a participé à la conférence internationale organisée la semaine dernière à Prague par la Radio publique tchèque et consacrée au rôle des médias dans la guerre en Ukraine. A cette occasion, l’éminente journaliste tchèque qui a couvert les conflits en Afghanistan, en Tchétchénie et qui se concentre actuellement sur l’actualité de l’Ukraine, a répondu aux questions de la rédaction russophone de Radio Prague Int. Voici une première partie de cet entretien.

Petra Procházková, quel est selon vous le défi des médias libres et démocratiques dans la situation actuelle de la guerre en Ukraine ?

Photo: Roman Hrytsyna,  ČTK/AP

« La situation des médias, des journalistes et reporters de guerre est actuellement assez compliquée. Ce n’est pas parce que nous n’aurions pas accès aux informations sur ce qui se passe en Ukraine, que nous ne pourrions pas nous rendre dans des zones de conflit ou que les Ukrainiens ne nous parleraient pas ouvertement de ce qu’ils sont en train de vivre et ce qu’ils pensent. Au contraire, ils vous diront par exemple qu’ils ne sont pas toujours d’accord avec la position du gouvernement ukrainien, même ceux qui sont pro-russes vous le diront très ouvertement. Cela montre que la société ukrainienne est libre et les gens n’ont pas peur de dire ce qu’ils pensent. De ce point de vue, tout va bien pour nous. Mais ce qui est beaucoup plus problématique pour les journalistes, c’est l’accès aux informations provenant du camp opposé. »

Petra Procházková | Photo: Lenka Žižková,  Radio Prague Int.

« Même pendant la guerre en Tchétchénie, nous pouvions passer les tranchées et parler tant aux Tchétchènes qu’aux Russes. Mais dans cette guerre, nous ne pouvons interroger ni les soldats russes ni les Russes en général. Quand vous entamez une conversation avec un Russe, vous vous rendez compte immédiatement qu’il a très peur. (…) Tous les jours, je contacte des politiciens russes, des députés, pour essayer de connaître leur point de vue. Mais presque personne ne me répond. Même mes collègues journalistes, que je connais depuis la guerre en Tchétchénie, ne veulent rien me dire, ils refusent même de communiquer avec moi. Ce sont les effets de la propagande. Malheureusement, il est presqu’impossible de savoir ce qui se passe dans l’esprit et le cœur des Russes aujourd’hui. »

Dans une interview que vous avez accordée à la presse tchèque en mai dernier, vous avez insisté sur le fait qu’en parlant d’Ukraine, il ne fallait pas se contenter de clichés. Vous aviez alors fait référence au fait que tous les habitants de la Crimée ou du Donbass annexés par la Russie ne voulaient pas forcément être intégrés à l’Ukraine à l’avenir. Dans quelle mesure pensez-vous que ce sujet est reflété par les médias tchèques et européens en général ?

Photo: ČTK/AP/LIBKOS

« Je pense que c’est un sujet très peu abordé par les médias, mais ce n’est pas parce que les journalistes éviteraient d’évoquer ce problème particulier qui se posait d’ailleurs déjà après 2014. A l’époque, les Russes ont su tirer profit des tensions qui existaient dans ces régions. »

« Mais aujourd’hui, d’autres sujets sont plus récurrents : on s’intéresse davantage à ce qui se passe sur le front, à ce que fait le président Zelensky, on est préoccupé par les incidents du barrage de Kakhovka et de la centrale nucléaire de Zaporijjia… La deuxième raison pour laquelle il est difficile de traiter ce sujet sensible est que la plupart des personnes qui ne veulent pas être libérées par les Ukrainiens se trouvent dans les territoires occupés, où nous n’avons pas accès. (…) Je pense que ces questions de collaboration, de relations entre les Ukrainiens de l’Ouest et les Ukrainiens du Donbass seront à l’ordre du jour dans le futur. J’y vois un parallèle avec ce qui s’est passé en Tchécoslovaquie après la Seconde Guerre mondiale, entre Tchèques et Allemands. »

Petr Pavel à Dnipro

Zuzana Čaputová et Petr Pavel en Ukraine | Photo: Twitter / Bureau du Président de la République tchèque

Votre dernière visite en Ukraine remonte à la fin du mois d’avril, lorsque vous avez accompagné le président tchèque Petr Pavel et son homologue slovaque Zuzana Čaputová pendant leur déplacement à Kyiv. Le président tchèque a été d’ailleurs le premier dirigeant étranger à se rendre ensuite dans la région de Dnipropetrovsk, dans l’est de l’Ukraine, où des frappes russes ont encore fait des victimes quelques heures avant son arrivée. Qu’est-ce qui vous a le plus marquée pendant de ce voyage ?

« Déjà le fait que justement, Petr Pavel ne se soit pas rendu uniquement dans la capitale ukrainienne comme l’ont fait de nombreux chefs d’Etat et de gouvernement et leurs délégations. Cela semble parfois même un peu théâtral, car tout le monde est emmené à Boutcha, à Irpin…  Mais c’est important : ce n’est qu’en étant sur place que l’on peut se rendre compte des horreurs vécues par les victimes des massacres qui s’y sont produits. »

Petra Procházková | Photo: Lenka Žižková,  Radio Prague Int.

« Le président Petr Pavel, lui, a choisi de se rendre aussi dans l’est du pays, à Dnipro et à l’hôpital local. C’était au lendemain d’une attaque aérienne, dont la cible était probablement une installation énergétique, mais qui a touché, comme c’est souvent le cas, un immeuble d’habitation. Une femme et un enfant ont été tués. Un peu plus loin, une attaque précédente avait détruit un autre immeuble, faisant 40 victimes. Nous avons parlé avec les témoins de ces tragédies… »

« Bien sûr qu’il y avait donc un grand risque sécuritaire pendant ce voyage, même si la ville de Dnipro, qui est un centre industriel important, est réputée pour être bien protégée par la défense aérienne. Mais on a bien vu que le président Petr Pavel était un ancien général habitué à ce genre de situations. Visiblement, il n’avait pas peur. »

Décorée récemment de la Légion d’honneur par l’ambassadeur de France à Prague, Petra Procházková nous parlera très prochainement sur notre antenne de son rapport à la France, de son roman « Frišta » qui a servi de base au film d’animation « Ma famille afghane » ou encore de son engagement humanitaire en faveur des femmes afghanes et des réfugiés ukrainiens en Tchéquie.

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