Pourquoi la monnaie tchèque n’est-elle pas le franc ou la betterave ?

Salut à tous les Tchécophiles de Radio Prague – Ahoj vám všem, milovníkům češtiny Radia Praha ! Vous le savez, l’adoption de l’euro n’est toujours pas d’actualité en République tchèque. D’abord parce que celle-ci ne remplit pas les conditions pour adopter la monnaie européenne, mais aussi et surtout parce qu’il n’existe pas de réelle volonté politique. Outre les raisons économiques qui prévalent, les Tchèques restent aussi très attachés à leur monnaie, la couronne – koruna. Et c’est justement à ce mot que nous allons nous intéresser…

Comme son nom l’indique, la couronne tchèque – koruna česká, est l’unité monétaire de la République tchèque. En 1993, année de la partition de la Tchécoslovaquie, la couronne tchèque, comme la couronne slovaque chez le voisin, a succédé à la couronne tchécoslovaque qui existait, elle, depuis 1918 et la fondation de la Première République tchécoslovaque. Mais ce qui nous intéresse d’un point de vue linguistique est donc cette appellation de « couronne ». Pourquoi ce mot précisément a-t-il été choisi au lendemain de la Première Guerre mondiale pour désigner l’unité monétaire d’une Tchécoslovaquie qui venait juste d’apparaître sur la nouvelle carte du monde ? La question est d’autant plus intéressante lorsque l’on sait que la couronne était déjà la monnaie déjà existante sous l’Empire austro-hongrois. Il s’agissait alors de la couronne austro-hongroise qui, en 1892, avait remplacé le florin, aussi appelé gulden. Connaissant la volonté d’indépendance des Tchèques et des Slovaques à l’époque, on peut s’étonner qu’ils n’aient pas choisi une autre appellation pour leur monnaie.

En fait, les Tchécoslovaques ont envisagé plusieurs possibilités. C’est ainsi qu’ils auraient pu utiliser le franc tchécoslovaque – československý frank, le faucon - sokol (du nom du mouvement gymnique et patriotique), le lion – lev, le denier – denár, le hryvnia – hřivna (qui est aujourd’hui l’unité monétaire de l’Ukraine), le rašín (du nom du ministre des Finances de l’époque), ou encore, plus amusant encore mais tout à fait véridique, la betterave – řepa. Finalement, la raison a prévalu, aucune de ces propositions n’a été retenue, et pour préserver la continuité, la couronne, qui symbolisait pourtant l’empereur et Vienne, est restée la monnaie officielle du nouvel Etat tchécoslovaque. Presque paradoxalement, l’Autriche a, elle, abandonné sa monnaie impériale en 1924 du fait de son importante dépréciation et de l’hyperinflation pour donner naissance au schilling.

Mais revenons à cette couronne que les Tchèques aujourd’hui ne semblent pas disposer à abandonner pour l’euro. Intéressons-nous surtout aux façons pour le moins étranges qu’ont parfois les Tchèques de désigner une pièce de leur monnaie ou une somme d’argent en couronnes. Ainsi, premier cas de figure, dans le langage populaire ou en argot, le chiffre « cinq » - pětka, ne signifie pas cinq couronnes comme le voudrait la logique, mais dix couronnes, ou plus précisément une pièce de dix couronnes.

Il existe une raison à cela. En fait, ce mot « pětka » est apparu au XIXe siècle, c’est-à-dire lorsque la Bohême et la Moravie appartenaient encore à l’Empire austro-hongrois. Il trouve donc son origine dans la réforme monétaire qui s’est tenue dans l’empire en 1892, date importante puisqu’elle marque, comme mentionné précédemment, la naissance et l’arrivée sur le marché de la nouvelle monnaie qu’est la couronne. Avant cela, l’unité monétaire utilisée était ce que les Tchèques appelaient le « zlatý », un adjectif qui signifie « doré » ou « en or ». Ce mot « zlatý » désignait alors le florin autrichien, « gulden » en allemand. Notons à ce propos que les pièces de monnaie et le florin étaient frappés en or à l’origine, et que le mot « zlatý » est par conséquent sans aucun doute la traduction tchèque de « gulden ».

Mais revenons à notre mot « pětka » : en plus de rebaptiser la monnaie, la réforme de 1892 entraîna également une dévaluation, puisque la valeur d’un florin était de deux couronnes. Et, c’est bien connu, les gens étant très conservateurs dans ces cas-là (comme ce fut le cas en France lors du passage de l’ancien au nouveau franc, puis du franc à l’euro), ils ont donc continué à calculer leurs prix dans l’ancienne monnaie. Ainsi donc, une pièce de deux couronnes restait un florin, aussi appelé « zlatka », et dix couronnes se disaient « pětka », soit littéralement « une pièce de cinq ». Et si vous vous posez la question, légitime, de savoir pourquoi seulement précisément dix couronnes, sachez encore que c’est parce qu’avant la réforme, le billet d’une valeur de cinq florins était justement appelé « pětka ». Et depuis, donc, l’usage est resté dans le langage populaire.

Ce n’est pas tout : les Tchèques appellent aussi « kilo », soit « un kilo », les billets d’une valeur de cent couronnes et « litr », soit « un litre » les billets d’une valeur de mille couronnes. Mais déception, un peu à notre surprise, nous avons cette fois découvert qu’il n’existait aucune explication digne de ce nom sur l’origine de ces mots curieux.

Reste encore à évoquer le million de couronnes, pour lesquels les Tchèques argotisant parlent de « meloun », soit « un melon ». Dans ce cas, on peut toutefois supposer qu’il en est ainsi du fait de la grande ressemblance phonétique qui existe entre les deux mots « milion » et « meloun ». Mais il ne s’agit là que d’une supposition, comme on peut tout aussi bien supposer qu’il existe un rapport de taille, en l’occurrence de grande taille. On sait en effet que le mot « milion », comme le mot français « million », est un dérivé de l’italien. La base est constituée du mot « mille » auquel a été ajouté le suffixe « -one » pour devenir « millione » et ainsi signifier littéralement « un grand millier ».

Et le melon – « meloun », étant une plante dont le fruit de forme ronde est lui aussi de grande taille, assurément un des plus gros fruits comestibles que l’on connaisse, on peut imaginer que c’est donc pour cette raison que les Tchèques appellent « meloun »« milion korun », soit « un melon » pour « un million » de couronnes…

C’est sur cette supposition que s’achève ce « Tchèque du bout de la langue » consacré donc à la couronne tchèque. On se retrouve dans deux semaines pour d’autres découvertes relatives à la langue tchèque. D’ici-là, portez-vous du mieux possible – mějte se co nejlíp !, portez le soleil en vous – slunce v duši, salut et à bientôt – zatím ahoj !