Prague change, ses théâtres restent
En 2015, on fête le jubilé de deux scènes emblématiques du théâtre tchèque. En cent ans d’existence pour le Rokoko et cinquante ans pour le Činoherní Klub, ces deux salles culturelles jouissent d’une grande popularité et de nombreux artistes reconnus ont joué sur leurs planches. Rencontre aujourd’hui avec les responsables de ces fameux théâtres pragois pour parler plus en détail de l’évolution ainsi que des projets actuels de ces lieux uniques.
Il était une fois un cabaret…
Il n’existe pas beaucoup de théâtres à Prague qui puissent être fiers de leur histoire comme peut l’être le théâtre Rokoko, situé dans le souterrain du palais éponyme sur la Place Venceslas. Centenaire cette année, cette salle représente dès sa naissance un vrai berceau de la culture tchèque. Directeur artistique, Petr Svojtka revient sur les débuts de cette scène au micro de Radio Prague :« L’histoire du théâtre Rokoko est assez riche. Elle n’est pas liée à une personne ou une troupe concrète. Au contraire, elle représente tout un spectre de différents types de théâtre. Cette scène a commencé comme le Cabaret Rokoko. Celui-ci y fonctionnait assez longtemps, avec notamment de grands personnalités du théâtre, parmi lesquels Karel Hašler, Eduard Bass, Vlasta Burian et d’autres encore. Puis, pendant une saison, il abritait Jiří Voskovec et Jan Werich et aussi le Théâtre de Bois de Jiří Trnka. »
Dès cette première période de son existence, le théâtre Rokoko est donc devenu une scène culturelle très renommée. Petr Svojtka poursuit :
« Il est intéressant que Rokoko représentait pour plusieurs créateurs une période extrêmement importante de leur création. Par exemple, le jeune Jiří Trnka qui y travaillait avant la guerre, y débuta avec son théâtre de marionnettes. Selon les documents de l’époque, c’était justement au Rokoko qu’il a réfléchi sur ses films les plus remarquables, comme le Prince Bayaya ou les Légendes de l’ancienne Bohême. Au Rokoko, il a aussi mis en scène son spectacle inspiré par les Petits coléoptères de Jan Karafiát. »
Après les péripéties que le théâtre a vécues pendant la guerre, il revit une autre époque glorieuse à partir des années 1950, avec l’arrivée de Darek Vostřel et Jiří Šašek. Ce duo d’artistes a transformé l’ancien cabaret en salle entièrement consacrée au genre de la comédie musicale. Ainsi, des stars de la pop-music tchèque de l’époque, telles que le groupe Golden Kids (formé par trois chanteurs encore populaires aujourd’hui, Helena Vondráčková, Marta Kubišová et Václav Neckář), le groupe Olympic ou Waldemar Matuška, se sont régulièrement produits sur cette scène. Ce n’est que dans les années 1970 que le théâtre a obtenu sa forme actuelle :« Dans les années 1970, l’ensemble de Šašek et Vostřel a été révoqué pour des raisons politiques et le théâtre est entré dans le groupe des Théâtres municipaux de Prague où il reste, avec le théâtre ABC, jusqu’à aujourd’hui. Cela est le début de sa vraie période de pièces de théâtre plus classiques. Et dans les dix dernières années, le théâtre s’est uni avec le théâtre ABC d’une manière encore plus importante. Actuellement, une seule troupe se produit dans les deux théâtres. »
La dramaturgie actuelle prépare donc une offre variée, composée notamment de pièces de théâtre plus ou moins classiques. Petr Svojtka explique :« Nous essayons de saisir un large public, nous ne nous limitons donc pas à un genre spécifique. Néanmoins, nous développons certaines lignes dramaturgiques, comme des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, qu’il s’agisse de textes primordialement théâtraux ou non, de pièces contemporaines traitant des relations dans le couple ou dans la famille, et nous présentons également nos propres projets. »
Pour fêter son centenaire, le théâtre prépare, outre une soirée de gala qui se tiendra le 12 décembre, une toute première publication sur l’histoire et l’évolution de cette scène, ainsi qu’une exposition itinérante, qui sera à voir dès le mois d’octobre également dans le bâtiment de la Radio tchèque. Petr Svojtka souligne la singularité de cette scène qui mérite d’être célébrée :
« Nous ne trouvons pas beaucoup de théâtres semblables. Au tournant des XIXe et XXe siècles, la Place Venceslas a vécu un boom de construction de nouveaux bâtiments et de nombreux théâtres y sont créés. Mais Rokoko est particulier car il représente le seul théâtre qui fonctionne toujours comme un espace culturel présentant du spectacle vivant. »Činoherní Klub, la Mecque des comédiens tchèques
Cette année, c’est également l’anniversaire d’une autre scène emblématique, celle du Činoherní Klub. Fondé au milieu des années 1960 par deux amis de l’Ecole supérieure de théâtre à Prague (la DAMU), le metteur en scène Ladislav Smoček et le dramaturge Jaroslav Vostrý, le théâtre est vite devenu l’une des scènes pragoises les plus populaires.
Des comédiens renommés de l’époque, tels que Josef Abrhám, Petr Čepek, Jiří Kodet, Josef Somr ou Libuše Šafránková, que l’on connaît également grâce à de nombreux films tchèques, ont rejoint la troupe et formaient ainsi, jusqu’aux années 1970, la première génération des artistes du Činoherní klub, une génération qui attirait par sa présence un large public. Outre l’ensemble permanent, deux autres metteurs en scène, Jiří Menzel et Evald Schorm, connus notamment comme réalisateurs du cinéma, ou le compositeur Petr Skoumal, ont fait partie du Činoherní Klub.
Même si, suite à une crise dans les années 1970 au cours de laquelle la plupart des membres de la direction sont forcés à quitter la troupe, l’ensemble a changé d’une manière considérable, le théâtre ne perd pas sa popularité, comme le confirme son directeur actuel, Vladimír Procházka :« Ce que je trouve assez singulier pour un théâtre tchèque, c’est le fait que sa conception est toujours la même depuis le début. Bien sûr que les gens et les contextes ont changé mais l’idée de base définie par les créateurs du théâtre reste la même. Cette idée était bien formulée par l’un des membres fondateurs, Jaroslav Vostrý, qui a dit que ce théâtre visait à examiner les qualités et les possibilités du comédien, et ainsi également les qualités et les possibilités de l’homme. Et je crois que cela y est présent tout au long de ces cinquante ans et que notre intérêt est toujours orienté vers le regard moderne sur la psychologie humaine. Nous voulons donc que nos metteurs en scène mettent en avant les comédiens. C’est la raison pour laquelle toute une pléiade d’excellents comédiens a commencé et est devenue célèbre ici. »
Après la Révolution de velours, le succès du théâtre commence à dépasser les frontières et celui-ci se présente régulièrement à l’étranger, principalement en Espagne, en Grande-Bretagne ou en France. Pour le public non-pragois, des tournages de représentations par la Télévision tchèque sont aussi mis en place.Le théâtre, qui s’oriente vers la création tchèque et internationale, présente régulièrement des pièces de grands auteurs russes, comme Gogol et Tchékhov, des adaptations théâtrales de romans, comme les représentations inspirées par des livres de Bohumil Hrabal, mais n’oublie pas non plus la création contemporaine. Vladimír Procházka précise que les pièces françaises sont également très populaires, même si elle ne représentent qu’un peu moins de 10 % du répertoire :
« J’ai l’impression que pendant ces cinquante ans, on a présenté douze pièces d’origine française. Ce n’est pas beaucoup, bien entendu. Ce théâtre, comme les théâtres tchèques en général, est orienté plutôt vers les dramaturgies anglo-saxonne, russe et tchèque. En ce qui concerne les textes français, nous avons joué par exemple Candide, Le Mariage de Figaro ou Le Retour au désert de Bernard-Marie Koltès. Deux autres pièces sont au programme actuellement, le Tailleur pour dames de Georges Feydeau et le Dieu du carnage de Yasmina Reza, et elles jouissent également d’un grand succès. Avec cette conception que nous avons, nous ne pouvons pas laisser le théâtre français de côté. Nous avons choisi, par exemple, le Misanthrope de Molière parce que d’une part il s’agit d’une des meilleures pièces qui aient jamais été écrites et d’autre part parce que rien n’illustre la psychologie humaine aussi bien que cette pièce. » A l’occasion de ce jubilé, la Télévision tchèque diffusera en automne un cycle des films documentaires sur le Činoherní klub, réalisé par Josef Abrhám junior, fils des deux comédiens de la première génération, Josef Abrhám senior et Libuše Šafránková.Les cinquante ans de l’activité ininterrompue du Činoherní Klub et les cent ans d’existence du théâtre Rokoko témoignent d’une grande importance que ces lieux ont trouvée dans le cœur des amateurs de théâtre. Il ne reste donc qu’à leur souhaiter un joyeux anniversaire !