La ville de Prague pendant la Première Guerre mondiale
Quelle a été l’expérience de la guerre à Prague entre 1914 et 1920 ? C’est le sujet de la thèse réalisée par Claire Morelon. Au micro de Radio Prague, l’historienne revient sur les enjeux de la vie quotidienne à l’arrière du front, marquée particulièrement par la pénurie alimentaire, dans la plus importante des villes tchèques.
Prague, une ville importante à l’arrière du front
Pouvez-vous nous décrire la ville de Prague en 1914 ? Quelle est son importance au sein de l’Empire austro-hongrois ? Combien a-t-elle d’habitants et qui sont-ils ?
« La ville de Prague est la troisième ville de l’Empire austro-hongrois en termes de population, après Vienne et Budapest. C’est une ville importante, un centre régional important, la capitale de la Bohême. C’est une ville qui, à l’époque, comprend 200 000 habitants pour le centre-ville, mais elle n’est alors pas unifiée. C’est-à-dire que des faubourgs, comme Vinohrady, ne font pas partie de la ville elle-même mais ils sont tout de même assez importants et on peut les compter dans l’agglomération pragoise de l’époque, qui compte quant à elle 600 000 habitants. C’est une ville majoritairement tchèque, même s’il y a encore une minorité allemande assez importante, dont les représentants, comme Kafka, sont encore très connus aujourd’hui. C’est donc une ville qui a une importance économique et culturelle au sein de l’Empire austro-hongrois. »
La Première Guerre mondiale est souvent avant tout commémorée dans son aspect purement militaire, avec un récit des batailles et une mémoire de ces batailles, comme Verdun ou la Somme en France, ou bien politique avec, on l’a vu récemment en Tchéquie, l’histoire de l’obtention de l’indépendance de la Tchécoslovaquie. Quand les historiens se sont-ils intéressés à ce qui se passait à l’arrière du front ? Avec quelles questions ? Et en particulier qu’en est-il pour le cas austro-hongrois ?
« C’est un développement assez récent de l’historiographie, puisque, comme vous le dites, pendant longtemps l’histoire de la Première Guerre mondiale, c’était surtout une histoire, soit des batailles, soit de l’expérience des soldats, soit une histoire politique des changements internationaux qui interviennent en 1918, pour ce qui est de l’Europe centrale et orientale. Cet intérêt pour la manière dont les habitants ont vécu la guerre à l'arrière est relativement récent.
En France, c’est d’essayer de comprendre quel a été le rôle des sociétés dans la mobilisation pour la Première Guerre mondiale. Et je pense qu’en cette période de centenaire, on a plus entendu parler de la façon dont les sociétés se sont mobilisées et de l’importance qu’a eue l’arrière dans l’effort de guerre à l’Ouest. Mais l’arrière est aussi très important dans le cas austro-hongrois, notamment parce qu’on ne peut pas bien comprendre les changements qui sont arrivés en 1918, si l’on ne comprend pas l’effondrement de l’arrière austro-hongrois et en particulier autour des questions de ravitaillement. »
Le problème réel de la faim
Au sujet de ces problèmes de ravitaillement, qui deviennent rapidement une situation de pénurie alimentaire, vous citez un témoin de l’époque qui dit : « Ceux qui n’ont pas vécu 1917 et 1918 ne savent pas ce qu’est la faim ». Quelle est cette situation et comment les Pragois y font-ils face ?
« C’est une situation de pénurie qui est très importante et il n’y a pas une grande mémoire, en fait, de cette situation vraiment catastrophique à la fin de la guerre en Europe centrale. L’Etat autrichien met du temps à mettre en place un système de rationnement qui, jusqu’à la fin, ne sera pas très efficace. Et donc les Pragois sont beaucoup face à eux-mêmes pour essayer de trouver des solutions pour se ravitailler. Il y a énormément de gens qui font des allers-retours entre la ville et la campagne. Les trains sont pleins de voyageurs qui essaient de négocier auprès des paysans dans les campagnes environnantes pour trouver de quoi se nourrir. En théorie, les tickets de rationnement donnent accès à de la nourriture, mais si les magasins sont vides et si l’approvisionnement de la ville n’est pas assuré, ce qui est le cas en 1918, cela n’aide pas particulièrement à pouvoir se nourrir. Donc évidemment, il y a d’énormes différentes selon les catégories sociales, mais il y a vraiment des gens qui ont faim. Ce n’est pas seulement une situation de pénurie mais une situation réelle de faim à Prague en 1918. »Cette situation est la cause de toute une série de manifestations. Mais vous nous dites que ces manifestations ne sont pas seulement des manifestions de la faim. Quels sont les ressorts de ces protestations qui se poursuivent après 1918 ?
« Ce sont des manifestations de la faim. Ce sont des événements que les historiens, encore une fois, ont réévalué ces dernières années pour ne pas seulement les voir comme des réactions émotionnelles, sans contenu politique… Mais cela nous renseigne un peu sur la relation à l’Etat, sur le fait que, souvent, dans ces manifestations, on voit qu’il y a d’autres revendications qui émergent et que, quand les personnes qui manifestent demandent à ce que l’Etat prenne mieux soin d’elles, on se rend compte que cela implique une conception de la citoyenneté, une conception d’un retour par rapport aux sacrifices qui ont été consentis pendant la guerre, une conception de la paix, du monde qui doit naître après la paix. Ça, c’est le cas notamment après 1918. Donc la faim n’est pas juste un problème anecdotique et économique pure. Il y a toujours plus derrière ces manifestations. »
Exacerbation des clivages sociaux et tensions communautaires
Vous avez évoqué des différences entre les classes sociales. Quelles sont ces différences dans le vécu de la guerre à Prague ? Et peut-être aussi entre les différentes nationalités qui composent la population de la ville ?
« Sur les classes sociales, la faim et la pénurie marquent une exacerbation des clivages sociaux. C’est-à-dire qu’il est beaucoup plus facile de pouvoir se nourrir et d’avoir accès au marché noir si l’on a déjà des moyens. Il y a d’autres formes d’inégalités sociales. Par exemple, c’est beaucoup plus dur pour les personnes âgées de pouvoir faire la queue, de pouvoir faire tout ce qu’il faut pour trouver à manger. C’est plus dur pour les familles où un homme est absent, si les hommes sont partis au front. Donc la faim créée ses propres inégalités sociales. »Et qu’en est-il de la cohabitation entre les différentes nationalités ? Sont-elles mélangées ? Y a-t-il au contraire des tensions ou des formes de repli communautaire ?
« Oui, tout à fait. Dans ces manifestations, il y aussi un fort discours antisémite par exemple. Il est très présent dans les manifestations de 1918-1919 notamment, où les juifs sont accusés d’être responsables des difficultés de ravitaillement. Il y a donc en effet un fort repli communautaire. Après 1918, il y aussi des manifestations contre la communauté allemande à Prague. Là aussi, les difficultés d’approvisionnement créent un repli sur soi communautaire. »
L’un des autres aspects de cette vie à Prague pendant la Première Guerre mondiale, c’est l’arrivée de réfugiés. Vous avez écrit un article sur l’arrivée de réfugiés depuis la Galicie et la Bucovine, occupées au début de la guerre par les Russes. A la fin septembre 1914, vous nous dites qu’il y a presque 18 000 réfugiés recensés venus de ces territoires à Prague. Quelles difficultés cela entraîne-t-il et comment les Pragois gèrent-ils l’accueil de ces réfugiés ?
« Cela n’est pas particulier à Prague. Les réfugiés de Galicie et de Bucovine viennent dans toute la partie autrichienne de l’Empire et aussi dans la partie hongroise. C’est une cohabitation qui devient de plus en plus difficile. Parce que, forcément, l’arrivée des réfugiés crée aussi un repli identitaire, avec des peurs liées à la contamination que pourraient entraîner ces réfugiés mais aussi au rationnement. Ce sont des peurs qu’on retrouve dans d’autres situations. L’arrivée des réfugiés fait dire aux Pragois que les réfugiés sont responsables de l’augmentation des prix, que les réfugiés sont un fardeau supplémentaire pour une population qui a déjà du mal à se nourrir. Il y a un petit élan de solidarité au tout début avec l’organisation d’actions humanitaires pour aider les réfugiés, mais c’est une manifestation très éphémère qui fait très vite place à une hostilité plus marquée. »Une guerre perdue aussi à l’arrière
Cette présence des réfugiés illustre aussi les difficultés militaires rencontrées par les armées austro-hongroises. Vous dites, je vous cite, que l’Empire austro-hongrois a tout autant perdu la guerre dans les rues de Vienne, Budapest et Prague que sur le front italien. Qu’entendez-vous par là ?
« J’entends que, en 1918, la guerre contre la Russie est finie et c’est le front italien qui est l’endroit où la guerre est perdue par les Austro-Hongrois. Si nous nous concentrons sur la situation à l’arrière, nous comprenons que l’Etat autrichien, en menant une guerre contre ses propres citoyens et en ne répondant pas aux demandes de réciprocité face aux sacrifices consentis, s’est aliéné une grande partie de la population, et pas seulement les Tchèques qui demandent leur indépendance, mais aussi les Austro-Allemands. L’Etat autrichien a perdu la confiance de sa population en étant incapable de gérer le maintien du moral à l’arrière. L’arrière a joué un rôle décisif dans cette guerre pour l’Empire austro-hongrois plus que dans d’autres situations pendant la Première Guerre mondiale pour d’autres belligérants. »
On pense forcément à Kafka quand il est question de Prague à cette époque. Qu’en est-il de la vie culturelle, malgré toutes ces difficultés, à Prague ?
« La vie culturelle continue. Il y a une forte censure des productions culturelles à l’époque. C’est aussi une période où les gens vont au théâtre, vont au cinéma, ce qui peut paraître paradoxal dans une situation où la guerre continue et est toujours présente. La situation est de plus en plus difficile. La population a recours à toutes sortes de manières de s’échapper d’un quotidien qui est de plus en plus difficile. »Un monde qui s’est ébranlé
Dans votre travail, comment avez-vous envisagé ou aperçu la montée de velléités indépendantistes ?
« Les velléités indépendantistes sont une question un peu difficile à saisir. Dans mon travail, j’ai vraiment travaillé sur le terrain des manifestations de rue. La différence entre l’autonomie dans le cadre austro-hongrois et l’indépendance complète, où un sentiment national fort est présent, c’est un petit peu difficile à saisir. Il est difficile de voir exactement à quel moment la population trouve que la situation indépendantiste apportera plus de solutions à leurs problèmes.
Mais un élément qui me paraît important, c’est encore une fois cette question du ravitaillement. Il y a une association, České srdce (Cœur tchèque en français, ndlr), qui est mise en place en octobre 1917 et qui va un peu remplacer les failles de l’Etat autrichien en termes d’approvisionnement. Elle va réussir à montrer, dans son discours, que la nation tchèque prend soin de ses membres, et notamment de la pauvre population pragoise des faubourgs. C’est la nation elle-même qui peut prendre soin de ses membres les moins privilégiés. Il y a un lien entre la campagne tchèque et les villes tchèques. Je pense que cette façon de montrer que la nation apporte elle-même des solutions, quand l’Empire ne peut pas en apporter, a un rôle dans la mobilisation nationale qu’on trouve notamment à partir de 1917-1918 de manière plus marquée. »Vous avez travaillé sur la ville de Prague entre 1914 et 1920. Sur cette période, quels sont les changements, les évolutions, que vous avez observés ?
« Il y a une transformation assez nette. Le changement étatique, clairement, apporte une différence entre les deux périodes. Il y a les changements sociaux que j’ai décrits. C’est un monde qui s’est ébranlé, un monde de certaines certitudes qui a été ébranlé par la guerre, qui apporte un chamboulement des hiérarchies sociales, des ordres sociaux. Il y a énormément de gens qui perdent beaucoup par le biais de l’inflation pendant la guerre. Donc, dans ce sens, c’est une ville transformée. Il y a aussi beaucoup de gens qui partent et de gens qui viennent, donc la population n’est pas tout à fait la même entre 1914 et 1920. »