Quand de Gaulle avait les yeux rivés sur Prague
Les relations franco-tchèques ne sont pas au mieux depuis le passage de flambeau de Nicolas Sarkozy à Mirek Topolánek pour la présidence de l’UE. L’occasion de revenir sur l’importance que représentèrent les terres tchèques pour le plus illustre des présidents français, Charles de Gaulle. Plus bang-bang que bling-bling, il sera le seul à prôner la résistance armée face aux chars du Printemps de Prague...
Depuis 1938, Prague fait figure, pour de Gaulle, de capitale-symbole. Le colonel est alors marqué par la trahison de Munich, qu’il dénonce fermement. Par ailleurs, la Bohême avait été la première victime de la conquête nazie et de Gaulle gardait un bon souvenir d’Edvard Beneš. Ce n’est donc pas un hasard si Prague constitue la première ville libérée où le chef de la France libre souhaite se faire représenter en 1945. Il y enverra le général Leclerc, rien de moins.
Dans l’esprit de de Gaulle, la liberté de Prague est garante de celle de l’Europe. Comme 30 ans auparavant, il suit avec attention les événements qui se tiennent en Tchécoslovaquie à la fin des années soixante. Et ce n’est pas sans une certaine anxiété qu’il appréhende cette chaudière, qui menace d’éclater à tout moment :
« C’est beau mais ils vont trop vite et trop loin. Les Russes vont intervenir. Alors, comme toujours, les Tchèques renonceront à se battre et la nuit retombera sur Prague. Il se trouvera tout de même quelques étudiants pour se suicider. »
De Gaulle fait cette confidence à un familier début juillet. Et il prévoit déjà l’auto-immolation de Jan Palach et des autres torches humaines quelques mois plus tard. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la crise de mai 1968 ne lui a pas ôté ses talents de visionnaire !
De Gaulle précise que les réformateurs vont trop vite. C’est exactement ce que dit, au même moment, un jeune dissident tchèque, Václav Havel. A l’instar du président français, il loue les vertus des petits pas et du pragmatisme, les seules payantes en régime totalitaire. Le jeune dramaturge de 32 ans partage avec le général de presque 80 ans une certaine sagesse politique et stratégique. La vertu n’attend point le nombre des années...
Revenons enfin sur la mention des Tchèques, qui, « comme toujours, renonceront à se battre ». De Gaulle précise sa pensée à son gendre, Alain de Boissieu, dans les jours qui suivent l’invasion des chars. Nous reproduisons son témoignage : « le général de Gaulle me fit remarquer que des policiers allemands de l’Est s’étaient battus à Berlin contre des chars soviétiques, comme en Hongrie, et que si pareille invasion se passait en Pologne ou en Yougoslavie, l’armée tirerait probablement ». Et de conclure sans appel : « que faire pour une nation qui ne veut pas se défendre ? »Certes, le président français est au courant de la résistance larvée et souvent courageuse que mène la population contre les troupes du Pacte de Varsovie. Mais ce qu’il tolère difficilement, c’est la non réaction de l’armée tchèque. Car de Gaulle a sans doute encore en tête le discours résigné que prononce un autre général, héros de la Première Guerre mondiale, Jan Syrový, suite à la conférence de Munich en 1938 :
« Citoyens! Dans ce moment de honte pour l’Etat et la nation, je demande à chacun de rester à sa place. Les soldats à leurs armes, les agriculteurs à la charrue, les ouvriers à l’ouvrage et à l’usine, les secrétaires au bureau. Toute manifestation ferait le jeu de l’ennemi. »Mais la pique de de Gaulle recèle aussi une certaine injustice car elle balaye les guerres hussites, les exploits des Légions tchèques contre l’Armée rouge en 1919, le sacrifice des parachutistes tchèques qui éliminent Heydrich en 1942... En outre, il n’est pas si simple d’opter pour la résistance armée dans le camp retranché soviétique. L’armée tchécoslovaque sait que la seule alternative à l’étouffement de la liberté, c’est un bain de sang...
Aussi abrupte soit-elle, la remarque du général n’est pourtant pas dénuée de pertinence. La relative passivité de l’état-major tchécoslovaque en 1938 avait créé un précédent, une sorte de modèle par la négative. L’armée tchécoslovaque pouvait logiquement s’y référer en 1968...
Il n’en reste pas moins que de Gaulle saura rendre un hommage vibrant et sincère à la nation tchèque, saluant, selon ses mots, « l’élan de ce peuple pour obtenir un début de libération », « sa cohésion morale vis-à-vis de l’occupant » et « sa répugnance à accepter le retour à l’asservissement ».
Des remarques très justes si l’on considère le comportement des Tchèques face à l’occupation, souvent fait de courage et de sacrifice, comme le prouve ce reportage d’un envoyé spécial de France-Inter à Prague en 1968 :« Vers 5h du matin près du pont Charles, il y avait un garçon de 15 ans un transistor à la main qui distribuait des tracts en tchèque. Les Russes l’ont arrêté et lui ont demandé son transistor. L’enfant a refusé. Aussitôt il y a eu une fusillade, beaucoup de feu en l’air mais aussi un sur l’enfant, qui a été tué. Cette scène, j’ai pu la voir, et quand j’ai quitté Prague il y avait une grande manifestation pour cet enfant tué ce matin. »
Hommage à la société civile et condamnation de l’armée, on pourrait résumer ainsi l’attitude du président de Gaulle face aux événements d’août 1968. Et ce d’autant plus qu’il avait prévenu l’état-major tchèque des préparatifs soviétiques d’invasion, possédant, depuis début juillet, des informations confidentielles à ce sujet. Il en avertit le général tchèque Svoboda, qu’il connaissait personnellement depuis 1941. Celui-ci le remercie mais lui rapporte la fin de non-recevoir opposée par le Secrétaire général du Parti, Alexander Dubček, pour qui « de Gaulle étant un officier capitaliste, il ignore tout de la mentalité marxiste et les communistes soviétiques n’oseront pas envahir la Tchécoslovaquie. »
Pression anticipée de Moscou ou opinion d’un apparatchik pour qui le « socialisme à visage humain » ne se concevait pas en dehors du Parti ? Effigie du Printemps de Prague, Dubček restait bien en deçà de personnalités comme Ludvík Vaculík ou encore Václav Havel, qui prônent une véritable rupture avec le Parti et avec Moscou.
Rupture... C’est ainsi qu’apparaît à de Gaulle la répression brutale du Printemps de Prague, qui semble mettre un terme à la politique d’ouverture à l’Est entreprise environ un an plus tôt et dont le but était de mieux affirmer l’indépendance de la France face à la logique des Blocs. Avec la répression à Prague, de Gaulle sait que son projet d’une Europe « de l’Atlantique à l’Oural » ne sera pas pour la prochaine décennie. Quant à sa solidarité envers l’allié tchèque, Paris l’exprimera clairement lors du Conseil des ministres dans les jours qui suivent l’invasion russe, en évoquant « une atteinte aux droits et au destin d’une nation amie ».