Raqib Shaw, un nostalgique du paradis perdu à Prague
La Galerie Rudolfinum accueille jusqu’au 14 septembre une exposition consacrée à l’artiste contemporain Raqib Shaw. Originaire du Cachemire, Shaw a partagé sa vie entre l’Inde et la Grande Bretagne où il s’est installé à l’âge de vingt ans. Ses peintures troublantes à l’esthétique proche du kitsch mettent en scène l’agressivité, la violence et les pratiques sexuelles, le tout dans leur forme extrême. Exposée pour la première fois en République tchèque, l’œuvre de Raqib Shaw inspire également un questionnement légitime sur l’équilibre entre le beau et le kitsch dans l’art contemporain.
Nous en savons peu sur la vie de Raqib Shaw. Certains suggèrent qu’il n’est plus en contact avec sa famille proche en Inde, d’autres se disputent sur son orientation sexuelle. Entre deux interprétations d’œuvres de Shaw, Petr Nedoma glisse que l’artiste ne quitterait que rarement sa maison où il se construit son monde à lui. Son studio de travail serait décoré de 5 000 papillons et 8 000 oiseaux artificiels et rempli de fleurs fraîches. Ce qui est clair néanmoins, c’est qu’il s’agit d’un peintre original. Petr Nedoma :
« Le style de Raqib se développe dès son arrivée en Europe, en Angleterre au début des années 1990. Il a décidé de se lancer dans la peinture à l’huile très classique, ce qui contraste avec son point de départ qui se trouve dans le Cachemire en Inde. Son choix est également original par rapport aux tendances qui prévalaient dans la peinture à l’époque avec l’accent mis sur l’art conceptuel et des installations. Dès le début, Raqib Shaw a affirmé sa volonté de trouver sa propre voie pour s’exprimer. »Une des caractéristiques de son œuvre est le mariage des influences orientales et européennes. Il est partagé entre deux cultures dont l’expérience personnelle lui donne une liberté de style :
« Pour comprendre la pensée de Raqib Shaw, il faut tenir compte de sa vie qui se partage entre deux cultures très différentes. Il a vécu en Inde jusqu’à l’âge de 20 ans, et il y est bien ancré puisqu’il parle cinq langues indiennes différentes. Néanmoins, il a fait toute sa scolarité dans des écoles anglaises avant de se baser en Angleterre pour y découvrir l’art européen et le refléter dans son œuvre. Dans son processus de création, il est libre de s’orienter plutôt vers l’art indien ou vers l’art européen. » Il peut s’avérer difficile d’interpréter les peintures de Raqib Shaw du fait de la complexité de leur composition. Il y a beaucoup de symboles. Pour Petr Nedoma, le comportement des créatures hybrides, qui habitent ces images et qui ne sont ni des êtres humains ni des animaux, est une métaphore des actes des hommes, lesquels seraient dissimulés sous les conventions sociales :« A la surface de son œuvre, Raqib Shaw développe des fables orientales. On y retrouve des animaux dans des environnements colorés, remplis de fleurs, d’arbres, d’une nature luxuriante ; une profusion d’éclats, de motifs et de couleurs qui pourraient nous rappeler le cinéma bollywoodien. Ces animaux sont la métaphore du comportement humain et ils se permettent d’exprimer la part d’eux-mêmes réprimée par des conventions culturelles, en manifestant leur agressivité et leur sexualité. Dans cette symbolique, Raqib Shaw fait usage de son expérience des deux sphères culturelles, et arrive à son style propre en fusionnant leurs différents éléments. On peut ainsi dire que son œuvre n’a pas d’équivalent dans la production artistique européenne, qu’il poursuit sa propre voie et réussit à créer son propre univers. »
Selon Petr Nedoma, Raqib Shaw est un nostalgique du paradis perdu qu’il fait revivre à travers l’utilisation de couleurs claires et de paillettes. L’œil du spectateur occidental peut être attiré par ce style pompeux. Il peut aussi y voir un kitsch permettant de masquer des scènes violentes. Néanmoins, Raqib Shaw met son critique potentiel face à un questionnement plus que légitime quant à la place du beau dans une œuvre d’art :« Au premier abord, son style peut nous paraître un peu kitsch - cela est trop beau et brille pour l’effet-, cela peut rappeler un faux bijou bon marché. Mais c’est par ce biais que Raqib Shaw séduit le spectateur et attire son attention. Il y pose une question brûlante de l’art contemporain relative à l’existence de la beauté dans l’art. C’est-à-dire de savoir pourquoi cela paraît insultant de dire de l’art qu’il est beau. On a l’impression que celui-ci doit surtout être profond, intellectuel, secouant, socialement juste, mais pas beau. »
Les peintures de Raqib Shaw, qui ont souvent une taille de plusieurs mètres, représentent des compositions réfléchies avec une abondance de scènes à déchiffrer. Petr Nedoma remarque que ses créations se lisent comme des histoires orientales :
« A l’aide de la surface brillante, Raqib Shaw invite le spectateur à entrer dans son image et à commencer à l’analyser. Comme c’est souvent le cas pour des peintures orientales, il s’agit d’une narration qui est destinée à être lue. On y trouve des dizaines de personnages qui agissent derrière cette surface magnifique et on découvre le vrai monde, un monde rempli de violence, de brutalité, de sang, de relations hostiles. Shaw considère ce visage caché, qu’il choisit d’exposer pleinement, aussi réel que sa surface brillante. Cette dualité entre la violence et la beauté superficielle peut être vue comme une métaphore de notre monde qui sous la belle façade cache souvent des choses peu honorables. »Par ailleurs, la technique rare utilisée par Raqib Shaw ne déshonore pas l’originalité de son œuvre :
« Le style de Raqib Shaw est très spécifique et rappelle au premier abord la méthode d’email cloisonné de la période du Moyen-Âge. Comme à l’époque, il crée des cloisons dans lesquels il applique la couleur. Raqib Shaw se sert du vernis pour voitures qui est très brillant et quand on en mélange plusieurs couleurs, celles-ci ne fusionnent jamais ce qui amplifie encore l’effet brillant. Cette technique est très laborieuse mais le résultat recherché est précieux, on a l’impression de voir des diamants et de toucher à une beauté presque surréelle. »
Rivalité, violence et abus sexuel. C’est un regard peu positif que propose Raqib Shaw de notre monde, en inspectant ses entrailles, de manière imagée et souvent même très concrète. L’exposition de son œuvre attire l’attention qu’elle mérite de par sa singularité. Petr Nedoma conclut :« Les réactions à l’exposition sont très positives. Il ne s’agit pas d’un événement de masse, mais elle attire par son originalité. C’est l’occasion unique de découvrir cette œuvre qui est singulière non seulement dans le contexte tchèque mais pratiquement dans toute l’Europe. »
Les visiteurs ont encore une semaine pour découvrir l’œuvre de Raqib Shaw, exposée à la Galerie Rudolfinum jusqu’au 14 septembre. Le mois d’octobre sera réservé dans cette même galerie à l’exposition de deux frères, Jake et Denos Chapman qui appartiennent au groupe des Young British Artists (les « Jeunes artistes britanniques ») et qui ont percés sur la scène artistique mondiale au début des années 1990.