Robert Ménard : « Il n’y a que les organisations de défense des droits de l’homme qui pensent qu’elles pourraient ne pas changer »

Robert Ménard

« La paix, la démocratie et les droits de l’homme en Asie », tels étaient les thèmes de la conférence du Forum 2000 organisé à Prague en fin de semaine dernière. Parmi les intervenants à cette conférence, il y avait le Français Robert Ménard, ancien secrétaire général de Reporters sans frontière. Radio Prague lui a d’abord demandé quelles étaient les principales différences entre la défense des droits de l’homme et de la presse avant la chute du bloc communiste et aujourd’hui :

« C’était à la fois plus compliqué et plus simple. Plus compliqué parce qu’il y avait la moitié de l’Europe sous des régimes qui emprisonnaient des journalistes et qui tenaient d’une main de fer les médias et en même temps plus simple parce que ‘l’ennemi’ était facilement discernable. C’était sans ambiguïté, tout le monde était d’accord, ces régimes communistes étaient la honte de l’humanité et il fallait s’en débarasser. Il y avait bien des partis communistes dans nos pays occidentaux, mais enfin ils ne représentaient qu’eux-mêmes et pas grand-chose. Donc on était, au fond, dans un combat assez facile : il y avait les bons et les méchants. Le problème aujourd’hui est que c’est infiniment plus compliqué. Quand vous expliquez par exemple – puisqu’on parle de la Chine aujourd’hui – qu’au fond le goulag chinois s’appelle le Laogai et que c’est la même chose aujourd’hui. Il y a des centaines de milliers de gens qui sont détenus dans des choses qui s’appellent exactement des camps de concentration en Chine. A l’époque du communisme en Europe les gens vous disaient ‘Oui, c’est infâme le goulag’, là ils vous disent ‘Oui, c’est vrai tu as raison, ce n’est pas bien, mais enfin quand même on a besoin d’eux, on fait des affaires avec eux, on leur vend des produits, etc...’. Voilà le souvenir que j’ai : à la fois c’était un combat frontal, difficile, et Dieu merci on est débarassé de ces régimes, mais en même temps c’était une problématique d’une grande simplicité. Et aujourd’hui on trouve des gens, qui à cette époque-là n’auraient jamais trouvé une excuse au régime communiste, pour trouver une excuse à des régimes qui ne valent pas mieux que l’URSS de l’époque. »

Vous pensez que les régimes occidentaux sont plus hypocrites aujourd’hui ?

« Ils sont surtout liés par des intérêts économiques. Qu’est-ce qu’on faisait comme affaires avec l’ex-URSS ? Aucune. Est-ce qu’on se foutait de la situation économique de l’ex-Tchécoslovaquie ? Totalement. Vous pouviez être troublés par ce qui se passait en Tchécoslovaquie, mais il n’y avait pas une entreprise française ou américaine qui y faisait des affaires. Aujourd’hui, la donne a complètement changé. Le régime le plus dur, le plus difficile, c’est la Chine qui est la troisième puissance économique dans le monde. Ça change tout dans nos rapports. Aujourd’hui, vous pouvez vous retrouver dans une situation schizophrénique. D’un côté, il y a le discours pour les droits de l’homme, pour le pluralisme, pour la liberté etc., et de l’autre côté, vous avez exactement les mêmes personnes, les mêmes représentants politiques qui tiennent ces discours à la tribune de toutes les instances internationales et qui font exactement le contraire. Moi, j’ai été sidéré par ce qui s’est passé au moment des Jeux olympiques. J’ai discuté trois ou quatre fois en privé avec le chef d’Etat français, Nicolas Sarkozy. Il m’a dit : vous avez ma parole d’honneur que je ne ferai pas comme mes prédécesseurs. Jamais je ne le ferai. Trois mois après, il fait le contraire. Et certainement de bonne foi. Ensuite il a rencontré ses amis, entrepreneurs français et diplomates, qui lui disent : ‘cela ne va pas bien, on fait des affaires…’ On est là, dans cette situation et c’est pour cela que le débat est tellement intéressant aujourd’hui. Ça rend une partie du discours des droits de l’homme inopérant ».

Quels sont les moyens de pression alors ?

« Je ne sais pas, mais si je le savais, on aurait troublé plus qu’on ne l’a fait l’inauguration des JO. Même si on leur a un peu cassé les pieds mais pas suffisamment. On changerait les choses. Regardez la Birmanie, tout le monde est d’accord, personne ne défend la dictature birmane. La Commission européenne a voté des sanctions, sauf sur le pétrole ! Le seul truc qui est vraiment un problème pour les Occidentaux est la dictature birmane. Pourquoi ? Parce qu’on est prêt à faire des discours, mais on n’est pas prêt à ce que ça nous coûte quelque chose. C’est comme l’écologie. On aime l’écologie, mais dès que ça nous gêne concrètement on ne veut pas. Un certain nombre de gens m’a insulté en France, pas parce qu’il défendait la dictature chinoise, mais parce qu’ils parlaient du chômage que ça allait engendrer dans nos pays... Le problème dans les conférences comme ici à Prague, c’est qu’il faut prendre à bras le corps cette question-là. Comment on change ça ? Comment on fait pression sur la Chine de façon efficace ? Comment on fait prendre des positions courageuses à nos gouvernements ? Je n’en sais rien pour tout vous dire... »

C’est un constat un peu amer après toutes ces années...

« Ce n’est pas un constat amer, c’est un constat réaliste. J’ai toujours pensé ça, on s’est donné les moyens à RSF d’attirer l’attention du public. C’est pour ça que je pense que toute une partie de la façon de militer des organisations de défense des droits de l’homme ne sert plus à rien. Je suis même un peu dubitatif sur les propos du dalaï-lama sur ‘On s’aime tous, on est tous dans l’humanité’ – Non, il y a des salauds et des gens qui ne le sont pas. Il y a des gens que je n’ai aucune envie de fréquenter. Je pense qu’il ne faut pas baisser les bras. Le monde change et il n’y a que les organisations de défense des droits de l’homme qui pensent qu’elles pourraient ne pas changer. Il faut prendre en compte les changements du monde, pas pour baisser les bras, mais pour être plus efficace. »

Pourquoi avez-vous quitté RSF ?

Václav Havel et le dalaï-lama,  photo: CTK
« Parce que ça faisait 23 ans, ça fait un bail. A un moment donné il faut laisser la place à une génération plus jeune. Celui qui dirige RSF était mon adjoint, c’est moi qui ai proposé qu’il me succède. Et parce que je pense qu’il y a d’autres choses et que je peux utiliser mon énergie ailleurs. »

Vous avez d’autres activités ?

« J’écris, je donne des conférences, mais je vous rassure tout de suite je ne pense pas que les conférences changeront le monde. Pendant presque neuf mois je me suis payé jour après jour les régimes arabes du Golfe et j’ai abandonné, parce que je pense qu’on ne va pas les changer tout de suite. Et là j’ai un projet important en Afrique, mais il est un peu tôt pour en parler. Je suis ici parce que j’ai une admiration immense pour Václav Havel et je pense que ce qui se dit ici est important. »