Rodolphe Burger et ses histoires de boucles temporelles de Chveïk à Lou Reed

burger4.jpg

Figure de proue du groupe strasbourgeois Kat Onoma, Rodolphe Burger fait depuis quelques années cavalier seul, et collabore de multiples façons et avec de multiples artistes comme Alain Bashung, le poète, écrivain et traducteur Olivier Cadiot, ou encore avec la chanteuse Françoise Hardy. Souvent taxé de « rock intello », avec tout ce que cette étiquette charrie de mépris vaguement admiratif et d'hommage à reculons, les compositions de Rodolphe Burger, et autrefois de Kat Onoma (qui en grec signifie "comme son nom l'indique", ndrl), ont le mérite d'avoir posé les jalons d'une musique qui ne fait pas de compromis, une musique qui refuse la soupe commerciale et qui, avec le temps, s'est creusé une place de respect. Le genre de type à mener sa barque, galères comprises, jusqu'à créer son propre label, Dernière bande, et à quitter le précaire statut d'intermittent du spectacle, tout en défendant ce pis-aller en danger qui n'en reste pas moins un des meilleurs d'Europe pour les artistes. Il était l'invité-phare de la Fête de la musique à Prague, le 21 juin dernier, l'occasion d'évoquer avec lui pour qui c'était son premier voyage dans la cité vltavine, les liens qui le relient pourtant aux pays tchèques depuis bien plus longtemps.

Impossible de ne pas en parler puisque nous sommes au pays de Chveïk : vous avez travaillé sur l'adaptation faite par Bertold Brecht du roman de Jaroslav Hasek pour le théâtre, et Jean-Louis Martinelli, au Théâtre des Amandiers, à Nanterre, l'a mis en scène l'an dernier. Et vous vous êtes occupé de la musique, c'est bien cela ?

« Exactement. C'est-à-dire qu'en fait il existe une musique très belle de Hans Eisler, et Martinelli m'a demandé de la réarranger et de la réadapter. Donc, oui, c'est à la fois une véritable plongée dans la musique d'Eisler et dans cette pièce très intéressante de Brecht qui réactive cette figure du soldat Chveïk qui est apparemment inscrite très profondément, dans la mémoire populaire tchèque. Alors, effectivement, ayant travaillé la-dessus et arrivant ici, je revois des scènes, des mentions précises, concrètes de ce qu'on y mange dans la fameuse auberge. Mais musicalement aussi, il y a des références : Eisler s'est inspiré de la musique traditionnelle de Bohême, même la chanson la plus populaire qui a fait un véritable tube en Allemagne de l'Est, qui s'appelle « Das Lied von der Moldau » : « Au fond de la Moldau, croulent les pierres... » (Rodolphe Burger fredonne la mélodie). C'est quelque chose d'extrêmement connu qui apparemment vient du folklore. »

Et comment avez-vous travaillé alors sur l'adaptation musicale avec Martinelli ?

« Je suis resté assez fidèle en fait à Eisler. Je trouve que ça aurait été un peu déplacé de le moderniser de manière artificielle, donc je n'ai pas fait de la techno ! J'ai fait très simplement une application littérale de ce qui étaient les principes communs de Brecht et Eisler. L'orchestre est sur scène, dans l'auberge, les acteurs chantent, donc il fallait un dispositif praticable. J'ai travaillé avec les acteurs, certains n'avaient jamais chanté comme Jean-Pierre Bacri (Chveïk, ndrl) - en fait, il chante très bien. L'originalité principale, c'est qu'on a l'habitude d'entendre jouer cette musique de manière très pianistique (Eisler était pianiste), très piano, très cabaret et j'ai donné à cela un son plus guitare. »

Plus rock ?

« Pas rock vraiment, mais évidemment un peu plus malgré tout, comme s'il s'agissait d'un orchestre avec une autre instrumentation, un autre son, un autre tempo. Et puis, il y avait un travail plus compliqué sur les parties de la pièce où il y a toute une musique écrite par Eisler qui met en scène les nazis. Et c'est très difficile car on ne sait pas quoi penser de la musique d'Eisler qui est une musique qui parodie la musique de Schönberg et de Wagner. C'est une espèce de critique de la grande musique allemande, une musique très difficile à chanter et à adapter aussi. Là, j'ai travaillé plus à partir d'échantillonages, de samples. J'ai déformé, anamorphosé des éléments de Wagner. »

Parmi vos références, il y a le Velvet Underground, Lou Reed qui ont eu ici, une très grande influence sur la dissidence tchèque, sur les groupes de musique dissidents. Ou plutôt qui se sont retrouvés dissidents, non pas parce qu'ils voulaient être dissidents politiques, mais parce qu'ils faisaient de la musique qui ne plaisait pas au régime. Quel rôle d'inspiration a joué le Velvet pour vous ? Y a-t-il un héritage du Velvet aujourd'hui ?

« C'est certain qu'immédiatement quand on m'a proposé de venir à Prague, j'ai pensé au Velvet. J'ai fait des reprises du Velvet, c'est très évident dans ce que je fais, même si un peu moins dans ce que je fais maintenant. Mais en tout cas, dans les débuts de mon groupe Kat Onoma, on a souligné l'influence du Velvet qui était évidente. C'était un groupe qui a énormément compté pour beaucoup. Mais sans le Velvet, je n'aurais pas fait de musique. L'hommage au Velvet, je ne l'ai en réalité jamais fait, surtout parce que c'est devenu une référence, non pas embarassante, mais tellement galvaudée que c'est un peu délicat. Alors je me dis que le bon endroit pour faire un hommage, ce serait ici et c'est ici que j'aurais envie de le faire. C'est quand même extraordinaire, cette histoire de Prague, de Havel et de Lou Reed. Avant de venir, j'ai relu la célèbre interview entre Havel et Lou Reed. Même à l'époque de la Révolution de Velours, cette histoire m'avait absolument passionné. Je trouve ça extraordinaire que la dissidence praguoise ait fait cadeau au Velvet en un sens d'une dimension qui n'était pas du tout dans le Velvet. Le Velvet n'était absolument pas un groupe politique ou politisé. Mais que cela ait eu ce sens ici, que ça ait pris cette dimension, cette valeur, c'est extraordinaire ! En plus, ça a des résonnances multiples et en même temps très fortuites : Havel est allé à New York fin des années 60, il ramène un disque du Velvet qui circule. Ce sont certes des hasards, mais il y a par exemple le fait qu'Andy Wharhol était d'origine slovaque.

Le mot même « underground » ou encore « révolution de velours » - Velvet, tout cela, c'est quelque chose qui devient surréaliste et à la fois plein de sens. Je pourrais dire aussi qu'en arrivant ici, j'ai retrouvé tout de suite un ami, à l'Institut français, Jiri Smetana, qui vit à Prague et que j'ai connu dans les années 1980 à Paris : c'est la première personne qui m'a programmé, dans le célèbre club le Gibus. La dernière fois que je l'ai vu, c'était à la fondation Cartier à Paris, au moment où le Velvet se reformait. Il accompagnait les musiciens tchèques que Lou Reed avait invité. Il m'a raconté la véritable histoire de cela : en réalité il ne les avait pas invités, le manager avait mal compris, car il ne parlait pas anglais (rires). C'est une histoire géniale ! On est dans des histoires de boucles, comme ça... »

Où en est l'aventure Kat Onoma ? J'ai cru comprendre que pour l'instant, pour vous c'est solo. Est-ce que vous pensez rejouer ensemble un jour ?

« Le groupe a décidé de s'arrêter, de finir... en beauté, je dirais. Le dernier album du groupe et sa dernière tournée étaient magnifiques. Ensuite, ça a été un débat entre nous : on continue ou pas ? Tout le groupe n'était pas forcément d'accord dans l'envie d'avoir ce fonctionnement là. Parce que je suis un peu le seul dans le groupe à avoir choisi très tôt de ne faire que de la musique. Donc ça a creusé un écart dans les réalités de vie. J'ai développé beaucoup de choses, par désir, en dehors du groupe. Par envie, mais aussi par nécessité, et donc le groupe était devenu pour moi quelque chose de très fondamental, mais pas unique. Pour les autres c'était un peu l'inverse. A un moment donné, c'est difficile de rendre tout ça compatible. On a quand même duré 20 ans ce qui est énorme pour un groupe et je n'exclus pas du tout, j'espère même qu'on va se reformer un jour, en tout cas qu'on rejouera ensemble. »

Quand vous avez commencé dans les années 1980 - et forcément, c'est aussi pour cela qu'on vous colle l'étiquette « underground » aussi - il n'y avait pas vraiment de public réceptif à ce type de musique. N'avez-vous pas l'impression que ça a quand même un peu changé aujourd'hui ? Qu'il y a une envie du public, en France en tout cas, pour des musiques qui ne sont pas formatées, pour des textes qui font sens et sont poétiques ?

« Je suis tout-à-fait d'accord. C'est vrai que quand on a démarré, on avait le sentiment d'être très isolé, en France. On trouvait plutôt notre « famille » esthétique, musicale, ailleurs. En France on se sentait terriblement isolés, mais ce n'est plus du tout le cas. Je ne sais pas si on doit dire qu'on est précurseurs, c'est pas à nous de le dire, mais en tout cas, c'est certain que je me sens personnellement beaucoup plus à l'aise aujourd'hui. Indépendamment de la crise du système de distribution, sur lequel il y aurait beaucoup à dire, du côté des musiciens et du public réel, il y a infiniment plus d'ouverture. On est dans une époque beaucoup plus intéressante musicalement que dans les années 1980."

J'ai lu une interview de vous qui parlait de la sonorisation du tramway de Strasbourg que vous avez réalisée. Et c'est intéressant, vous évoquiez notamment le son de Strasbourg. Est-ce que vous pourriez définir le son de Prague ?

« Pas encore. Je suis plutôt frappé par le fait que je n'ai encore rien entendu. On s'attendrait à avoir des sons de cloche de partout vu le nombre de clochers et d'églises. Et on n'en entend pas ! C'est plutôt ça qui me surprend. Peut-être que ça va se déclencher à un moment... "