Rue Gît-le-Coeur
"C'est le livre de l'amitié. Pourquoi ne pas retracer en son honneur quelques jours émouvants, quelques hasards, quelques épreuves personnelles et quelques découvertes merveilleuses du désir, de ce désir qui, de la naissance à la mort, joue de son éventail au fond de l'homme,"écrit le poète Vitezslav Nezval dans son livre intitulé "Rue Gît-le-Coeur". Ce petit livre évoque une visite du poète à Paris, une visite qui est devenue, malgré son objectif très officiel, une fête de l'amitié et de l'imagination poétique, mais aussi le présage d'un sombre avenir.
"Il convient de dire que le but de notre voyage, comme nous l'avions décidé avant leur départ de Prague, était de revoir André Breton et Paul Eluard, pour passer avec eux et leurs amis quelques jours qui nous feraient revivre l'enchantement partagé tout au long de leur séjours pragois, évoqué encore dans leurs propres lettres," dit Nezval à propos de sa visite à Paris qui a eu lieu en juin 1935 et il ajoute: "Quant à mon voyage, il avait une raison plus objective, mais j'y pensais à peine, ou plutôt avec déplaisir. J'avais été invité, en tant que délégué, à participer au "Congrès international des écrivains" où, d'après les lettres de mes amis, les surréalistes français devaient également prendre la parole. Bien que cette invitation ait été suivie d'un télégramme signé André Gide, Romain Rolland, Henri Barbusse et André Malraux, je ne surestimais nullement la nécessité d'y participer. Je ne me faisais aucune illusion sur le sens réel d'une telle réunion ayant en mémoire le caractère superficiel de ce genre d'assemblées; je pouvais en juger d'après mes souvenirs du " Congrès des écrivains soviétiques" auquel j'avais participé à la fin de l'été 1934 à Moscou." Nezval, qui est le poète tchèque le plus célèbre de sa génération, se doute déjà que le congrès, qui se veut un rassemblement international pour la défense de la culture, sera une affaire hautement politique, mais il ne peut pas savoir encore dans quelle mesure cette rencontre des écrivains sera marquée par l'animosité, la rivalité et l'intolérance des participants. Il arrive à Paris ébloui encore par la récente visite à Prague d'André Breton et d'autres surréalistes, il ressent pour Breton une profonde amitié et il est aussi un inconditionnel du surréalisme. Il considère les principes de ce mouvement comme siens et sa poésie en est profondément marquée. Il rédige en tchèque la revue Surréalisme et il est fondateur du groupe surréaliste tchèque qui réunit, entre autres, le théoricien Karel Teige, le poète Konstantin Biebl, le metteur en scène Jindrich Honzl, les peintres Jindrich Styrsky et Toyen et le compositeur Jaroslav Jezek. Il est donc accueilli par les surréalistes parisiens non seulement avec amitié, mais aussi avec beaucoup de respect. Il rend visite à Man Ray et il admire ses tableaux qui ne constituent pour lui que "l'arrière-plan d'une poésie sévère et fragile." Il rencontre les grands peintres surréalistes Max Ernst, Salvador Dali et brosse de petits portraits de ces personnalités. "Rien ne saurait incarner mieux le vieux romantisme allemand que cet homme de grande taille, aux cheveux blancs, au nez d'aigle et aux yeux bleu clair, dit-il par exemple à propos de Max Ernst. Sa tête ressemble étrangement à celles des oiseaux fantastiques qu'il aime coller sur les corps humains, comme s'il cherchait à reproduire son portrait imaginaire dans les variations les plus diverses." Nezval assiste aussi à l'inauguration d'une exposition d'Yves Tanguy. "La douceur des couleurs, la précision et la pureté de la peinture, l'originalité de ces toiles m'émurent profondément, note-t-il. Je ne pus m'empêcher de soupirer lorsque je songeai aux conditions dans lesquelles vivait ce peintre étonnant que je devais mieux connaître quelques jours plus tard."
Accompagné de Breton et d'Eluard, Vitezslav Nezval se rend dans les cafés fréquentés par les membres du mouvement, dont le café de la rue Gît-le-Coeur, et il partage, pendant quelques jours, leur vie. "... je ne connais pas un homme d'une telle simplicité, laissant autant libre cours à l'expression de son tempérament naturel qu'André Breton," dit-il admiratif. Il ne peut pas ne pas voir cependant que l'unité des surréalistes est menacée, que Breton, ce grand prêtre du surréalisme, se heurte à des résistances même au sein de son mouvement, et que certains récalcitrants se sont opposés déjà à l'autorité de leur maître. Au congrès des écrivains Nezval rencontre par exemple Louis Aragon et remarque que ce déserteur du mouvement surréaliste ne cesse de jeter des regards vers Breton donc vers celui, je cite, " qui pendant des années avait été son maître et qu'il tentait pendant quelques mois à peine dans ses articles infamants, de faire passer pour un malfaiteur public". Pour l'instant Nezval est sous le charme de la personnalité de l'auteur des "Vases communicants". Il ne sait pas encore qu'il trahira Breton lui aussi un jour et qu'il désertera le surréalisme pour des raisons politiques. Lors de son séjour parisien il ne fait que constater: "Celui qui connaît les rapports délicats, fervents et extraordinaires à tous points de vue que Breton entretient avec ses amis, et qui se rend compte des peines qui lui furent infligées par les meilleurs d'entre eux, lorsqu'ils abusèrent de sa confiance sans limites, celui-là comprendra quel effet la personne de Breton produisait, jusque dans ses prédilections les plus singulières."
Nezval voit cependant aussi que Breton, cet homme délicat, et ses amis savent défendre leurs intérêts par la force. Il assiste à une sorte de "règlement de comptes" entre la confrérie de Breton et l'écrivain russe Ilya Ehrenbourg. Breton punit l'écrivain russe pour sa critique du mouvement surréaliste en le giflant publiquement. Cette incident lui vaut l'interdiction de prendre la parole au Congrès des écrivains. C'est donc à Nezval, lui aussi invité du congrès, de défendre l'honneur des surréalistes et les principes de leur mouvement, face aux écrivains du monde. Il prépare une allocution qui est un plaidoyer ardent pour la défense des surréalistes et des communistes et dans laquelle il cite abondamment Breton et Eluard. "L'esprit de la littérature et de la poésie dont parlent Breton et Eluard s'oppose à la famille, à la société bourgeoise, à la religion, au nationalisme, à tout ce qui empêche l'homme de régler définitivement ses comptes avec la préhistoire de l'Humanité, lit-on dans le document. La société sans classes sera le début de l'historie nouvelle. En finir avec l'esprit réactionnaire impose aux écrivains de régler leurs comptes avec le fascisme, d'abord dans leurs propre pays; un tel règlement de comptes est impossible sans une collaboration totale avec la classe ouvrière." Mais Nezval ne lira jamais ce discours devant l'assemblée, car les adversaires des surréalistes dans la présidence réussiront à différer son intervention à plusieurs reprises, jusqu'à la clôture officielle du congrès. Nezval ne le regrette pas. A ce moment-là, il a déjà d'autres soucis qui assombrissent la fin de son séjour dans la capitale française. Il partage le deuil de ses amis parisiens après la mort de l'un d'eux, René Crevel, qui se suicide dans le courant du congrès. Il craint aussi pour la vie du peintre Jindrich Styrsky, son ami venu avec lui à Paris, qui est tombé gravement malade et se trouve à l'hôpital Cochin. Nezval, amateur d'astrologie, y voit de mauvais présages. Pourtant, il ne peut pas savoir encore qu'il va vivre des moments difficiles. Il quittera Paris, début juillet, mais déjà en août de la même année les surréalistes français rompront avec le parti communiste et l'URSS. En 1938, lorsque la Tchécoslovaquie sera menacée par la progression du nazisme allemand, Nezval se joindra à l'effort des communistes de former un front populaire et considérera cette nouvelle situation comme incompatible avec le surréalisme. En tant que fondateur du groupe surréaliste tchèque, il le dissoudra par un communiqué, le 8 mars 1938. Puis, viendra la Guerre mondiale suivie de la dictature communiste. Nezval, considéré comme le poète officiel de la Tchécoslovaquie communiste, mourra en 1958.
En juillet 1935, lorsque Vitezslav Nezval prend congé de ses amis parisiens, avant de retourner à Prague, tout cela n'est encore qu'un avenir lointain. Dans le livre "Rue Gît-le-Coeur" qu'il écrira sur ce séjour et auquel il donnera le nom de la rue parisienne où il y a un café fréquenté par ses amis, il évoquera son départ de Paris par ces paroles prophétiques: "Car rien n'est plus triste que de quitter des personnes mortelles lorsqu'on est soi-même voué à la mort. Il suffit de presque rien et nous ne nous reverrons plus. Il suffit d'un petit malentendu et un mur d'une épaisseur d'éternité nous séparera, nous qui sommes maintenant là, liés par l'amitié. Il suffira d'un petit malentendu, d'une circonstance futile, et jamais plus nos yeux ravis ne reformeront cette constellation merveilleuse."
Le livre "Rue Gît-le-Coeur", traduit en français par Katia Krivanek, est paru en 1988 aux éditions de l'Aube.