Saint Venceslas, la construction d’un héros national
Qui était Saint Venceslas ? Épineuse question qui est sur toutes les lèvres ce mercredi en République tchèque. Et pour cause, la journée est fériée en l’honneur de Venceslas, Václav en tchèque, le saint patron de la Bohême et de la Moravie. La date n’est pas choisie au hasard puisqu’il serait mort un 28 septembre. Pour tenter de fournir des éléments de réponses à ces interrogations brûlantes – qui donc était ce duc de la dynastie Přemyslide ? Pourquoi a-t-il été canonisé ? Comment sa figure a-t-elle été utilisée au cours de l’histoire ? -, Radio Prague a contacté la médiéviste Eloïse Adde-Vomáčka, qui travaille à l’Université du Luxembourg, à l’occasion de cette émission spéciale.
Le duché de Bohême au Xe siècle, un embryon d’Etat
Venceslas est un duc de la dynastie des Přemyslides au début du Xe siècle. Pouvez-vous nous présenter cette dynastie et ce qu’on pouvait trouver dans les pays tchèques au début du Xe siècle ?« La dynastie Přemyslide est une dynastie importante car elle est liée au début de l’histoire du duché de Bohême. L’histoire mystique est liée à Přemysl le Laboureur, qui aurait été le premier duc de Bohême. Naturellement, c’est un duc légendaire mais c’est quand même sur la base de ce nom qu’est construit le nom de dynastie des Přemyslides. Ensuite le premier duc de Bohême est également un Přemyslide et ce qui est intéressant, c’est que cette dynastie accompagne l’histoire de la Bohême jusqu’au début du XIVe siècle. Donc, c’est une très longue période, avec l’assassinat de Venceslas III en 1306 qui coïncide avec l’extinction de la dynastie des Přemyslides, puisqu’il n’a pas de descendant.
Ensuite, il y a une tendance de l’historiographie, surtout au XIXe siècle, de voir la Bohême comme déjà un Etat unifié à l’époque de Venceslas. En réalité, la Bohême à cette époque n’est pas aussi assurée que ne l’a prétendu longtemps une certaine historiographie. Aujourd’hui cela a été très remis en cause. C’est plutôt avec son successeur, son frère Boleslav, que vraiment la dynastie des Přemyslides commencera à unifier la Bohême sous son autorité et à vraiment être maîtresse du pays. Sous Venceslas, il y a beaucoup de tensions, que ce soit avec le voisin de Francie orientale, qui correspond à ce qu’est devenu après le Saint-Empire romain germanique, et au sein du pays avec les autres familles qui entraient en concurrence. Du moins, en tout cas, sans parler vraiment de familles, c’était un pays difficile à maîtriser dans sa totalité. »
C’est donc tout de même un moment où on a un embryon d’Etat qui se forme autour de cette dynastie. Quel rôle joue dans ce cadre Venceslas ?
« Il était en proie à une situation qui était assez difficile. C’était effectivement un embryon d’Etat, cela veut dire aussi un embryon d’armée, un Etat qui encore assez mal organisé. Il correspond à une phase où tout cela commence à se consolider et finalement ce sont plus ses successeurs qui profiteront de ce qu’il a commencé à mettre en place. Mais tout cela est vraiment très difficile à évaluer car il faut avouer que nous n’avons pas de sources sur tout. En tout cas, c’est un règne suffisamment important ; il est quand même très clairement identifiable et après, la figure de Venceslas a très vite été associé presque à l’emblème de la dynastie des Přemyslides. C’est arrivé très vite après sa mort. Cela montre quand même que malgré tout, dès son époque il était un personnage important. Ensuite, il y a une tendance à idéaliser, à exagérer ce qu’il avait pu faire, qui ne correspondait pas tout à fait à la réalité.
Il est associé par exemple à la christianisation du pays, ce qui est vrai. A l’époque, pouvoir montrer patte blanche sur ce plan et donc faire partie des Etats qui ont un évêché, c’était quelque chose de très important dans les rapports de force entre les différentes entités politiques. Donc, il est vrai que Venceslas a réellement contribué à cela, à faire reconnaître la Bohême comme un Etat à part entière. C’est sous son règne que tout a été fait pour que Prague devienne un évêché. Même si c’est plus tard que les choses ont été réellement entérinées. En tout cas, c’est Venceslas et sa sœur qui ont vraiment contribué à cet acquis. »
Une des problématiques peut-être pour un embryon d’Etat dans cet espace à cette époque, c’est d’être situé entre le monde franc et le monde byzantin où on a de puissants Etats. Comment Venceslas a entretenu des rapports avec ces deux sphères d’influence ?
« Venceslas était soumis à l’Etat de Francie orientale, donc au monde franc. Il payait un tribut à Frédéric l’Oiseleur, qui était roi de Francie orientale. Donc son allégeance était évidente, il avait choisi son camp. »
Avec le monde byzantin, il n’y avait pas vraiment de rapports ? Quelques dizaines d’années auparavant, il y avait eu la mission de Cyrille et Méthode en Moravie...
« Sous Venceslas, cet aspect n’est pas développé. Il a choisi le camp de la Francie orientale. Cela correspond à une période où il y a plutôt une césure entre les deux mondes. La césure s’accroît et elle va être vraiment entérinée le siècle suivant. Il y a une tendance plutôt à une désolidarisation des deux. »
Venceslas canonisé
A propos du christianisme, ces pays slaves sont des pays païens mais leurs dirigeants ont une tendance à se convertir et à entamer la conversion de leurs peuples. Quel rôle joue Venceslas dans ce processus ?
« Il est difficile de dire quel rôle il joue clairement parce que la canonisation de Venceslas et l’utilisation de Venceslas comme duc chrétien, c’est quelque chose qui intervient après sa mort. Concrètement, pendant son règne, effectivement il reçoit en signe d’allégeance de Frédéric l’Oiseleur une relique, le bras de Saint Guy, et il va consacrer la rotonde, qui est devenue par la suite la cathédrale Saint-Guy, à ce saint. C’est donc en signe d’allégeance à ce voisin franc. Effectivement, il y a un encouragement du culte mais on voit bien que c’est aussi quelque chose de politique. C’est une manière d’une part de manifester l’allégeance de la Bohême à la Francie orientale, donc aux Francs. Et c’est aussi une manière de montrer que la Bohême est un Etat chrétien et de légitimer l’existence de cet Etat. Après, concrètement, en termes véritablement de piété, de christianisation de la population, il y a vraiment trop peu de sources pour qu’on puisse se prononcer. Il y avait une survivance des cultes païens qui a duré assez longtemps. C’est très difficile à évaluer. »Venceslas serait mort le 28 septembre, en 929 ou en 935, dans des circonstances peu enviables. Pouvez-vous nous parler de cet épisode ?
« Venceslas a été effectivement tué par son frère, ou du moins par les hommes de son frère Boleslav, qui voulait devenir duc à sa place. C’est comme cela qu’il a perdu la vie. Ce qui intéressant, c’est que justement il y a une tendance de la mémoire à idéaliser Venceslas et au contraire à fustiger Boleslav, qui a pris le pouvoir à sa place. Et en réalité l’archéologie montre aujourd’hui que le règne de Boleslav, c’est vraiment celui de la consolidation, celui de l’extension, de l’expansion du pouvoir des Přemyslides et d’unification de la Bohême sous l’autorité de la dynastie. C’est cela qui est intéressant, il y a une tendance de la mémoire et ensuite de l’historiographie à mettre tout le mérite sur Venceslas, alors qu’en réalité c’est plus venu avec son frère qui a été bien diabolisé du fait de cet acte. Après, il faut relativiser tout cela. Les assassinats entre membres d’une même dynastie étaient quelque chose de très courant à cette époque. »Quelques décennies après sa mort, Venceslas est canonisé. Quelle est la portée d’une telle canonisation en Bohême au Xe siècle ?
« En tout cas, ce qui est important avec cette canonisation, c’est que c’est quelque chose d’assez exceptionnel. Venceslas fait partie des premiers membres d’une dynastie à avoir été canonisés. Par exemple en France, on a Saint Louis, donc Louis IX, qui a été canonisé, mais c’est à une période plus tardive. Des exemples similaires, nous en avons seulement pour la Suède et la Hongrie. C’est quelque chose qui était assez exceptionnel, de voir un ‘homme d’Etat’ canonisé. Donc c’était très important. Ensuite, le résultat de tout cela : on en attendait quelque chose d’important pour en tout cas légitimer la dynastie régnante. »Venceslas récupéré
Quelles sont les sources du Moyen Âge à partir desquelles on a des informations sur Venceslas et quelles sont leurs limites ?
« Là est tout le problème. Jusqu’à la chronique de Cosmas qui date de 1125, nous n’avons que des sources hagiographiques. C’est là que la distorsion entre la réalité qui est difficile à cerner et l’image qui s’est construite autour de Venceslas… c’est là que repose le problème. Ces sources ont eu tendance à exalter, à idéaliser Venceslas, par rapport à son frère qui l’a assassiné et a pris le pouvoir par la suite, mais également par rapport à sa mère Drahomira. Elle est complètement diabolisée dans ces sources. Il y a vraiment une légende noire qui s’est construite autour de Drahomira qui est présentée comme une païenne, qui aurait fait incendier les églises du pays, qui aurait persécuté les chrétiens de Bohême. En réalité, si Drahomira était la mère de Venceslas, elle était donc duchesse de Bohême et elle ne pouvait pas ne pas être chrétienne également. Présenter Drahomira comme une païenne, c’est quelque de complètement inadmissible sur le plan historique.C’est un détail mais cela montre bien que ces sources sont une construction et que c’est très difficile de s’appuyer dessus pour avoir des informations historiques fiables. C’est vrai que c’est plutôt l’archéologie qui peut donner des pistes. Mais de même, les témoignages archéologiques sont finalement assez rares. Finalement, c’est une période qu’on connaît très mal. »
Vous-même, vous avez travaillé sur la chronique de Dalimil, une chronique écrite en vieux tchèque au début du XIVe siècle. Comment y parle-t-on de Venceslas ?
« La chronique de Dalimil intervient à une période complètement différente. Elle est révélatrice de cette utilisation. Ce qui est intéressant chez Venceslas et ce qu’on peut vraiment étudier, ce n’est pas tant son règne que l’utilisation qu’on en fait. Parce qu’au départ, le culte de Venceslas est donc lancé pour glorifier la dynastie, glorifier l’Etat, associer la dynastie et l’Etat. Ce dont on se rend compte, c’est que petit-à-petit, ces figures sont tellement consensuelles et tellement mal connues qu’on peut y associer des tas de significations. Dalimil véhicule l’idéologie nobiliaire et il est représentatif de cette utilisation de Venceslas par la noblesse. Venceslas a une image très positive, mais comme incarnation de la Bohême, plus comme incarnation de la dynastie, ou du moins d’une dynastie qui incarne la Bohême plus largement que les souverains pris individuellement. »
Un peu plus tard, Charles IV, l’empereur du Saint-Empire et roi de Bohême, écrit un texte hagiographique sur Venceslas. Quel est l’intérêt pour lui d’écrire un tel texte ?
« L’intérêt pour lui, il est différent de celui de Dalimil et là justement, il est intéressant de voir en miroir les deux types de discours qui peuvent s’opposer. Parce que Dalimil utilise Venceslas pour bien montrer que l’Etat est quelque chose qui dépasse la dynastie Přemyslide. Il voudrait montrer que la noblesse va être l’élément qui va permettre de protéger l’Etat, éventuellement contre des souverains qui ne seraient pas bons, qui n’œuvreraient pas à protéger l’Etat. Il donne ce rôle à la noblesse.
Alors que Charles IV va essayer de récupérer à son avantage l’héritage de Venceslas, sachant qu’il est dans une position pas très confortable. Comme je l’ai déjà dit, la dynastie Přemyslide s’est éteinte au début du XIVe siècle, en 1306, et c’est donc dans ces conditions que la dynastie des Luxembourg est arrivée au pouvoir en Bohême. Sachant que l’Etat était vraiment associé aux Přemyslides durant pendant plusieurs siècles en Bohême, il a été très difficile pour les Luxembourg de s’installer. On l’a vu notamment avec Jean de Luxembourg, qui a dû vraiment faire face à des crises importantes. Charles IV lui-même n’est pas dans une situation si confortable. Surtout qu’il a été élevé en France et même s’il parlait tchèque, même s’il avait été bien informé, que son père avait régné en Bohême, la dynastie des Luxembourg est toujours une dynastie étrangère. En fait, il a voulu via l’héritage de sa mère, qui est une princesse Přemyslide, Eliška Přemyslovna, se présenter, en insistant sur cette filiation, comme le descendant de Venceslas pour légitimer sa position en Bohême. »Après le Moyen Âge, comment ont évolué l’historiographie et le regard porté sur Venceslas ?
« Il y a de grandes étapes qui ont été importantes dans cette construction de l’image de Venceslas. Il faut mentionner notamment le Renouveau national tchèque au XIXe siècle. Après une phase de haute germanisation, les intellectuels tchèques dans un premier temps ont essayé de redonner leurs lettres de noblesse à la littérature, à la culture, à l’histoire… Cela vaut aussi dans les autres pays. La construction des Etats nations est très liée à un retour à l’histoire médiévale. Dans ce cadre, Venceslas joue un rôle important comme étendard de la nation tchèque. Il fait vraiment partie des saints patrons et on le voit avec cette fête nationale qui est toujours un moment de cohésion nationale, donc une récupération de Venceslas comme un héros national, un saint patron, qui va bien au-delà des aspects dynastiques et politiques du Moyen Âge. »