Alena Wagnerová: «Ce n’est qu’à Prague qu’on peut comprendre l’oeuvre de Franz Kafka.»

Alena Wagnerová, pédagogue, dramaturge et écrivain tchèque, vit depuis 1969 en Allemagne. Parmi ses amours littéraires, il y a deux écrivains tchèques d’origine juive, Franz Kafka et Jiří Weil. Elle a publié des biographies de Kafka et de son amie Milena Jesenská, livres qui ont paru aussi en France. Tandis que la lecture de Kafka a été pour elle « une libération et une aide », l’écrivain Jiří Weil, lui a inspiré beaucoup de sympathies et aussi une nouvelle. C’est de tout cela qu’elle a parlé dans un entretien accordé à Radio Prague :

« Ma première rencontre avec Franz Kafka a été la lecture du ‘Procès’,dit Alena Wagnerová. Je m’y suis lancé sans aucune préparation, sans connaître les réalités de l’époque et la biographie de Kafka. C’était ce que j’appelle ‘l’impression frontale de la lecture’. Nous avons été subjugués par cette œuvre qui n’était peut-être pas tellement novatrice sur le plan formel, mais qui s’imposait par la véracité du discours. Bien que Kafka évoque les faits obscurs, l’ensemble de son œuvre est absolument véridique, c’est la vie telle qu’elle est dans sa profondeur, dans ces étages inférieurs jusqu’où, souvent, nous ne descendons pas. Cette lecture a été pour moi une libération et une aide. »

Alena Wagnerová estime que certains aspects de l’oeuvre de Franz Kafka échappent jusqu’à présent à l’attention des chercheurs. Il lui semble que l’interprétation actuelle de l’oeuvre de Kafka est trop imprécise, qu’elle s’égare trop loin de l’œuvre et passe outre les réalités biographiques et historiques :

«Je pense concrètement aux expériences de Kafka, avocat de la Caisse d’assurance contre les accidents à Prague. Il a été en étroit contact avec les clients de la caisse d’assurance vivant dans la région industrielle de la Bohême du Nord et qui ont eu des accidents de travail. Et il voyait comment les propriétaires et chefs d’entreprise cherchaient à éviter de payer aux personnes lésées les indemnisations pour leurs blessures et pour le temps perdu. Il a donc été directement confronté avec cet aspect de la société industrielle au début du XXe siècle et avec son exploitation de l’homme et de son travail.»

Et Alena Wagnerová d’insister sur le fait que les écrits de Kafka, homme extrêmement sensible, réfléchissent ces expériences pénibles avec une grande précision et que c’est là qu’il faut chercher la clé de son oeuvre. Si nous lisons par exemple son conte «Dans la colonie pénitentiaire» en tenant compte des réalités sociales et industrielles de son époque, il devient évident quel genre d’expérience est traité par Kafka dans cette oeuvre. Tous ces aspects sont apparus plus nettement après l’effondrement des régimes totalitaires en 1989. D’après Alena Wagnerová, cela a été le début d’une nouvelle étape dans la perception de l’oeuvre de cet écrivain :

«Je dis toujours que ce n’est qu’après 1989 que Franz Kafka et sa famille reviennent dans leur pays. Ils reviennent à Prague où ils sont chez eux. Ce n’est qu’à Prague qu’on puisse comprendre l’œuvre de Franz Kafka. Et c’est le grand problème d’interprétation de cette oeuvre. Dans l’Europe divisée, on interprétait Kafka sans la connaissance intime de son milieu. Dans cette interprétation, un certain rôle a été joué aussi par les préjugés vis-à-vis du monde situé à l’est du rideau de fer. Aujourd’hui, il me semble que tout cela est surmonté, notre espace est ouvert, nous avons la possibilité de connaître Kafka profondément et intimement et cela devrait avoir une influence considérable sur l’interprétation de son oeuvre. Mais c’est un processus.»


Anna Kubišta
En 1938, donc à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, l’écrivain tchèque d’origine juive, Jiří Weil, accompagné d’un ami visite l’Alsace et décrit ce voyage dans une nouvelle intitulée « La Cathédrale de Strasbourg. » La nouvelle a beaucoup intrigué Alena Wagnerová. Plus de soixante ans après le voyage de Jiří Weil, elle se lance sur ses traces, fait pratiquement le même périple et finit par écrire un reportage littéraire dans lequel elle cherche à comparer la nouvelle de Jiří Weil à la réalité. Cette nouvelle et le reportage d’Alena Wagnerová intitulée « Que peut bien faire un Tchèque en Alsace » traduits en français par Anna Kubišta ont paru en 2008 aux éditions BF.

«J’apprécie beaucoup l’oeuvre de Jiří Weil. Parce que pour moi c’est un homme intègre, sans défense et gentil. Il m’est proche aussi parce qu’il utilisait dans ses ouvrages des éléments documentaires. Moi, je vis à la frontière entre l’Allemagne et l’Alsace. C’est pourquoi, quand j’ai vu le titre de la nouvelle, ‘La Cathédrale de Strasbourg’, j’en ai été intriguée parce que ce n’est qu’à 150 km de ma maison. Je voulais savoir dans quelle mesure la réalité de l’endroit où est située la nouvelle correspondait à la façon dont Weil l’a décrite. Ainsi nous nous sommes lancés un jour, avec mon mari, sur les traces de Jiří Weil et surtout sur les traces des statues de Ribeauvillé. »

Alena Wagnerová
En effet, dans un parc de la petite ville de Ribeauvillé, située non loin de Strasbourg, se trouve un ensemble de plusieurs statues baroques du sculpteur tchèque Josef Brož ayant émigré en Alsace au XVIIIe siècle. Alena Wagnerová et son mari voulaient savoir si les statues décrites dans la nouvelle de Weil y étaient encore, quelle était la part de fiction dans sa nouvelle, dans quelle mesure l’écrivain a manipulé la structure de la ville. Et c’est de cette façon qu’est né le conte «Que peut bien faire un Tchèque en Alsace».

«Il était intéressant pour moi que pendant cette recherche nous nous trouvions souvent face au problème alsacien, c'est-à-dire, à l’existence, entre l’Allemagne et la France, d’un espace culturel alémanique indépendant. Il me semble qu’on puisse y trouver un parallèle à notre situation, à la situation des Tchèques. Nous aussi, nous sommes toujours confrontés avec la proximité de l’Allemagne et notre histoire se trouve toujours à l’ombre de l’histoire allemande et de nos rapports avec ce pays. L’Alsace m’est aussi très proche parce que c’est un paysage structuré comme la région où j’ai passé mon enfance, les Hauteurs tchéco-moraves, un paysage encore agraire, avec des champs, des troupeaux de bétail, de grands prés et de vieilles maisons… »