Sophie Knittel : « J’essaye toujours de voir de la beauté même dans les choses que les gens trouvent laides » (II)
Cette semaine, on retrouve la photographe française installée à Prague, Sophie Knittel, dont l’exposition consacré aux « panelák » est à voir jusqu’au 10 mars à l’Institut français de Prague, dans l’espace de la Galerie 35. Dans la seconde et dernière partie de notre entretien, retour encore sur le phénomène « panelák », mais surtout il est question des autres projets photographiques de Sophie Knittel et de son rapport aux sujets qu’elle choisit de traiter.
Sophie Knittel, vous disiez qu’au niveau sociologique, les « panelák » étaient très mixtes. On pouvait trouver parmi les habitants des professeurs, des ouvriers… C’était le principe qui prévalait au moment de la construction de ces « panelák ». On disait aussi que la population est vieillissante. Est-ce que vous avez l’impression que le maillage sociologique change aujourd’hui ou alors cette mixité est toujours d’actualité ?
« Elle l’est. C’est vraiment la classe moyenne qui reste prédominante dans les ‘panelák’. Les gens qui y habitent ont énormément d’affection pour ces bâtiments, pour leur mode de vie. Il y avait eu une certaine propagande à l’époque parce que c’est vrai que l’Etat communiste s’est approprié cette construction et cette architecture comme véhicule pour l’idéologie politique : le collectivisme, la vie tous ensemble. Dans les ‘panelák’, au départ, une des raisons pour lesquelles les cuisines étaient très petites, c’est parce qu’il y avait souvent des cuisines communes en bas où tout le monde pouvait déjeuner et dîner ensemble. Celles-ci ont fermé après la révolution de velours de 1989. Ces espaces-là ont été transformés en salles des fêtes ou divisés pour créer de petits commerces ou même de nouveaux appartements. Donc l’architecture avait vraiment été là le véhicule d’une idéologie politique. Mais ça avait aussi le mérite d’essayer, même s’ils n’ont jamais réussi totalement à le faire, à gagner la course contre la montre en lien avec le problème du mal-logement. Les gens étaient vraiment très désireux d’aller dans ces habitats. Les habitations anciennes étaient en général très mal entretenues : pas de chauffage, des toilettes dans le jardin… »Les « panelák », c’était la modernité finalement…
« C’était la modernité. Mais comme ça avait été présenté en France aussi au départ ! Il y avait un ascenseur, de grandes fenêtres qui laissaient entrer beaucoup de lumière, le chauffage, des toilettes à l’intérieur. On avait tout sous la main. C’était vraiment une utopie. Une utopie qui n’a pas viré au cauchemar comme d’autres ont pu le faire. Cela a marché et continue de marcher. »
« Panelák » n’est pas votre seul projet, vous en avez d’autres à votre actif. Dans cette exposition vous exposez notamment des photos d’un autre projet consacré aux Roms du quartier de Žižkov à Prague. Quelle était votre motivation ? Etait-ce aussi l’envie de découvrir aussi la vie des Pragois, d’une population qui tend à disparaître de Prague, parce que les Roms, nombreux autrefois dans certains quartiers comme Smíchov, sont peu à peu repoussés à la périphérie de la ville ?
« Oui, le ‘problème’ rom est européen. Il y a quelques années, on a commencé à en parler de plus en plus à partir du moment où les frontières sont tombées. En l’occurrence, j’habite à Smíchov. Et quand j’y suis arrivée, j’avais des voisins roms. Je les ai vus en effet s’écarter petit à petit à partir du moment où ce quartier a commencé à se ‘gentrifier’. En plus de cela, j’ai toujours été intéressée par les adolescents. J’aime beaucoup travailler avec eux car c’est un âge charnière avec beaucoup de conflits internes et externes avec le monde que je trouve très intéressant à mettre en image. J’avais donc contacté une association ici pour voir si je pouvais faire un travail sur des adolescents roms. C’est donc un de mes projets pragois et ça s’est très bien passé. D’un autre côté, j’ai aussi un projet que j’aimerais continuer d’ailleurs sur les bals du baccalauréat. »C’est un phénomène typiquement tchèque !
« Oui, et je trouve que c’est absolument exceptionnel, plein d’émotions. C’est totalement attendrissant. Il y a le côté très traditionnel car cela fait très longtemps que ces bals existent. Et en même temps, c’est toujours très d’actualité, les gens adorent ce moment ! »
Il faut rappeler pour nos auditeurs qu’il s’agit des bals précédant le baccalauréat et que c’est une tradition tchèque pour tous les lycéens en dernière année. On peut voir dans les rues ou le métro de Prague, en février, des jeunes filles en belles robes et des garçons qui portent un smoking en général trop grand pour eux…
« C’est cela, c’est très attendrissant, tout le monde est en général très heureux. C’est une grande fête où toute la famille est conviée. Evidemment, il y a le cavalier et la cavalière, il y a tout un travail fait auparavant : ils ont dû apprendre les danses de salon et ils sont très bons ! Ils ont tous appris le tchatcha, la valse, la polka etc. C’est un moment très festif. Effectivement j’ai déjà fait quelques photos dans plusieurs bals, mais c’est vrai que j’aimerais continuer à étoffer ce projet. Si vous en entendez parler, je vous remercie de me contacter ! »Dans ces moments-là, que fait-on en tant que photographe ? Comment parvient-on à se faire oublier alors qu’on a un appareil dans les mains ?
« Oui, et en plus c’est un gros appareil avec un flash dessus, donc on ne passe pas inaperçue. Je vais déjà arrivée moi-même en robe de soirée, ça permet de se fondre dans la masse. Après, ce sont des moments où il y a beaucoup de photographies qui sont prises. Donc c’est plus facile ! J’ai plutôt tendance, au lieu d’être dans la salle de bal où les gens dansent, d’être dans le couloir où les jeunes vont se retrouver un peu plus loin de la table où se trouvent leurs familles, afin d’être entre amis. Ils voient très bien que je prends des photos, je leur souris, je vais parler avec eux. Ils trouvent ça plutôt drôle et je leur donne ma carte s’ils veulent un double des photos. En général ça passe très bien ! »
Vous avez aussi documenté quelque chose de très personnel pour vous, puisqu’il s’agit de la maladie de votre mère. Etait-ce une manière de mettre à distance cette épreuve en suivant votre mère qui souffrait d’un cancer ?
« Tout-à-fait. C’est là où l’appareil photo devient un bouclier. C’est vrai qu’il y a eu plusieurs choses. Evidemment, j’ai d’abord demandé à ma mère si elle était d’accord. Je tiens à rassurer tout le monde : elle a fini par s’en sortir, mais c’était très long, très dur. On s’est aussi dit que c’était peut-être la dernière chance pour nous de faire quelque chose ensemble, ma mère et moi, alors qu’elle déteste être prise en photo ! Pour moi, de par ce biais, quand les choses devenaient trop difficiles, c’était assez protecteur pour moi de me remettre derrière cet appareil, de me mettre en mode ‘photographe’ et moins ‘fille’, afin de rendre les choses un peu plus tolérables. Ça a été un moment très difficile… Du coup, c’est vrai que c’est une photographie qui est beaucoup plus subjective que mes autres projets. »
En même temps, c’est un projet qui s’adresse à tout le monde, que ce soit les personnes qui n’ont jamais traversé une telle épreuve ou ceux qui l’ont vécu. Vous ne photographiez jamais vraiment votre mère. Ce sont toujours des détails, des atmosphères. C’est très différent d’autres projets où vous faites beaucoup de portraits, comme les jeunes de Žižkov. Ici, tout est fait par petites touches…
« Oui, je pense qu’il y a une certaine pudeur parce que c’était probablement mon projet le plus personnel. On l’approche en prenant des pincettes, on ne sait pas forcément par quel bout tirer car c’est différent de ce qu’on a pu faire auparavant. C’était aussi par pudeur vis-à-vis de ma mère qui n’aime pas être prise en photo mais qui avait quand même accepté. Effectivement on ne voit jamais vraiment son visage. On la voit marcher de dos, assise dans la campagne avec des feuilles d’arbre qui cachent son visage. Il y a des photos plus brutales où elle est sur son lit d’hôpital mais où son visage est coupé. C’était aussi une façon d’illustrer le côté très anonyme du cancer puisqu’il touche tout le monde, sans discrimination. Les gens peuvent donc se projeter. Ils ont en général quelqu’un de leur entourage qui est passé par là aussi. Ainsi cette image va plus leur parler parce qu’effectivement il n’y a pas le visage qui est inscrit. La deuxième chose, c’est que comme en général, on la voit seule, et qu’on voit à peine son visage, c’est là qu’on découvre le côté solitude de cette maladie. Même si elle était très entourée par sa famille, le combat, c’était seule qu’elle le menait. »Quel est le moteur de votre création ? L’envie de raconter des histoires ?
« Je pense que c’est l’envie de raconter des histoires avec mon point de vue. J’ai tendance à être plutôt bienveillante avec tous mes sujets. Certains me disent que c’est un peu naïf. Des gens qui travaillent dans la photographie m’ont dit que mon problème était que je suis trop bienveillante et que c’est le vitriol qui marche ! Mais voilà, ce n’est pas moi. J’essaye toujours de voir de la beauté même dans les choses que les gens trouvent laides. Par exemple les ‘panelák’, moi j’ai une certaine tendresse pour ces bâtiments mal-aimés. En République tchèque, c’est vrai que dès qu’on parle des communautés roms, les gens se hérissent assez vite. Moi c’est un sujet qui m’intéressait ! A partir du moment où il y a quelque chose qui cloche, que les gens trouvent laid, j’essaye d’aller voir, car je me dis que ce n’est pas possible, que tout ne peut pas être que laid. Il y a toujours de la beauté quelque part. Donc c’est toujours avec une forme de bienveillance que je travaille et j’espère continuer à travailler. Je préfère qu’on m’étiquette photographe naïve que photographe au vitriol. »