Soraya, une femme qui a brisé le silence sur la tyrannie sexuelle

Photo: No Limits

A quinze ans, Soraya a la vie devant elle, mais cette jeune fille libyenne a le malheur d’attirer par sa beauté l’attention du chef d’Etat Mouammar Kadhafi qui en fait son esclave sexuelle. Ce n’est qu’après la mort du dictateur, qu’elle trouve le courage de parler de sa vie dans le harem de Kadhafi à Annick Cojean, journaliste du Monde. Son témoignage est le thème majeur du livre paru aux éditions Grasset que la journaliste a intitulé « Les proies. Dans le harem de Kadhafi ». Le livre traduit en tchèque par Martina Pařízková est sorti aux éditions No Limits et Annick Cojean est venue à Prague pour le présenter aux lecteurs tchèques. A cette occasion l’auteure a répondu également aux questions de Radio Prague. Nous vous proposons la première partie de cet entretien :

Annick Cojean,  photo: Site officiel de l'Institut français de Prague
Comment, dans quelles circonstances, avez-vous connu Soraya, héroïne de votre livre ?

« J’étais à Tripolis pour la fin de la révolution libyenne, je travaillais essentiellement sur les femmes. Je voulais savoir ce qu’elles avaient fait pour la révolution. On ne les voyait nulle part dans les medias, elles étaient très cachées. Je suis arrivée la veille du jour où l’on capturait et tuait Kadhafi, et je me suis aperçue en enquêtant que les femmes avaient joué un rôle fondamental. Mais j’ai appris aussi qu’elles risquaient aussi énormément, qu’elles risquaient le viol. Et j’ai commencé à enquêter sur le viol. Personne ne parlait de ça. Il y avait des rumeurs, évidemment, mais aucune femme ne parlait de viol. C’est impossible, c’est un tabou terrible dans la société libyenne. Et j’étais assez désespérée en me disant : ‘Je vais rapporter pour mon journal un article qui s’appellera L’enquête impossible, parce que la violence de ce tabou fait que tout le monde tait ce phénomène.’ Et je m’en ouvrais à quelqu’un dans la campagne hors de Tripolis et cette personne m’a dit : ‘Il y a une jeune femme que j’ai rencontré à Tripolis qui a l’air perdu, et pourrait raconter ça.’ Je suis allée voir cette jeune fille et en effet… Tout le monde était très heureux à Tripolis. C’était la fin de la révolution, Kadhafi était mort, il y avait des manifestations dans la rue, des tirs de kalachnikov, etc., et elle était enfermée avec son petit secret. Elle avait l’air de vouloir crier : ‘J’ai été victime de Kadhafi, j’ai souffert !’ et en même temps elle se rendait compte que le pays était libéré et qu’elle ne pouvait pas parler parce que ce qu’elle avait à dire, son histoire, était inracontable en Lybie. Elle avait été victime de Kadhafi, mais après Kadhafi elle risquait d’être considérée comme coupable d’avoir été victime. »

Etait-ce difficile de la faire parler, d'obtenir d'elle cette confession douloureuse qui est le thème majeur de votre livre ?

« Non, quand je l’ai rencontrée, elle n’avait pas encore raconté son histoire et elle avait envie de le faire. Elle étouffait avec son secret et donc j’ai d’abord fait un premier article pour mon journal et après je suis retournée la voir pour faire le livre, parce que je voulais d’autres renseignements et je me rendais compte que son histoire était extraordinaire et son courage pour le dire était aussi incroyable. Quand je suis allée faire ce livre et écouter Soraya pendant des semaines, on était en 2012. Je la rencontrais tous les jours et je me disais qu’il allait y avoir d’autres témoignages de ce genre. Eh bien, depuis deux ans, il n’y a pas eu un seul témoignage dans ce sens. Tout le monde a peur, tout le monde est terrifié d’aborder ce secret. Les islamistes sont contre, les kadhafistes sont contre, les révolutionnaires n’aiment pas beaucoup qu’on parle de ça. Si bien que c’est une voix très difficile à faire entendre. »

Est-ce un livre où il n'y a pas de fiction, où il n'y a que la réalité vécue et les témoignages que vous avez recueillis?

Photo: No Limits
« Ah oui, bien sûr, je suis journaliste, donc ce n’est que la réalité, évidemment, je ne suis pas du tout intéressée par la fiction, et quand Soraya me racontait sa longue histoire qui est incroyable et romanesque aussi d’une certaine façon, parce qu’elle est tellement stupéfiante, nous avions un accord : ‘Tu ne mens pas. Tu n’es pas obligée de tout me dire. Mais s’il y a un seul détail de ton témoignage qui n’est pas réel, n’est pas juste, tu mettras en jeu toute la crédibilité de ton histoire. Et on ne peut pas se permettre ça.’ Donc, c’était un accord et je pense qu’elle a été vraiment d’une rigueur implacable. La première partie de mon livre, c’est l’histoire incroyable, rocambolesque aussi, et tragique de Soraya et la deuxième partie, c’est mon enquête. Ensuite je vais vérifier, j’essaie de rencontrer d’autres femmes qui ont aussi d’autres histoires. »

Vous n'avez donc même pas changé les noms des personnes que vous citez dans votre livre ?

« Si, j’ai changé les noms de femmes parce qu’elles risquent leur vie. C’est une question de vie ou de mort. Je ne veux pas qu’on les reconnaisse. Plusieurs femmes ont eu très peur après m’avoir parlé, et elles me suppliaient d’oublier leur nom et leur numéro de téléphone. ‘Ne dites jamais que vous m’avez rencontrée.’ Souvent, quand elles acceptaient de me parler, elles venaient la nuit dans mon hôtel, elles avaient peur qu’on les voie. Quelques-unes n’avaient jamais parlé à leur famille, donc ça reste un secret qui les mine, qui les angoisse, un secret qui est encore impartageable dans la société libyenne. »

Pouvez-vous résumer ce que Soraya vous a dit sur sa vie dans le harem de Kadhafi et sur les sévices dont elle a été victime ?

Tripolis,  photo: Abdul-Jawad Elhusuni,  CC BY-SA 3.0 Unported
« C’est une vie de violence et de contrainte. La plupart des femmes sont dans le sous-sol de la maison de Kadhafi à Tripolis. Il les sort quelquefois, quand il part en tournée parce qu’il veut toujours être entouré de ses femmes, où qu’il aille, à l’étranger, dans les tournées. Alors c’est très simple dans ce cas-là, on leur met un uniforme et on les fait paraître comme des soldats. Parfois, il y a dans le groupe qui entoure Kadhafi de vrais soldats qui ont fait une académie, qui ne sont pas très bien formées, et dont il se sert aussi d’ailleurs, et puis il y a des femmes de son harem qui ont toutes un uniforme. Alors, c’est une vie de violence. Il les oblige à des tas de choses extrêmement humiliantes, il les viole, elles doivent être libres pour lui, il les appelle à deux heures du matin, quatre heures, six heures, dans l’après-midi, quand il veut. Elles vivent ensemble, elles sont dans la petite chambre, elles n’ont pas le droit de communiquer la plupart du temps entre elles, elles n’ont pas le droit de circuler dans le couloir, le labyrinthe de son sous-sol. Il les oblige à fumer, à prendre de la drogue, à boire du whisky. Beaucoup sont devenues droguées, pas Soraya, heureusement. Elle est cependant très accro à la cigarette. Et puis elles doivent danser pour lui. C’est une vie d’humiliations perpétuelles. Elles perdent la notion du jour et de la nuit puisqu’elles sont dans le sous-sol. Elles perdent la notion de l’argent et des rapports normaux entre un homme et une femme, si bien que quand elles sortent de ce harem et de cette vie, ces femmes sont totalement traumatisées et très inadaptables au monde actuel. Et Soraya est une femme maintenant, elle a vingt-cinq ans, sa vie est totalement brisée et elle a beaucoup de mal à s’habituer à la vie normale. »

Après plusieurs années passées dans le harem de Kadhafi, Soraya a réussi à s'évader et à émigrer en France. Pourquoi est-elle finalement revenue en Lybie ?

« C’est fou qu’elle soit revenue. C’est désolant, quand on lit ça et quand on entend ça. On se dit : ‘Quelle folie !’ Et son père était fou de rage qu’elle revienne. Il avait réussi à la faire se sauver en France, mais elle n’arrivait plus à vivre en France. Elle ne savait pas comment faire avec l’argent, elle perdait son travail, elle n’arrivait pas à apprendre le français, elle était totalement perdue. Finalement, elle a voulu revenir en Lybie et dès qu’elle est revenue, Kadhafi l’a immédiatement reprise. Elle était perdue. Ce sont les filles qui ont ensuite une sorte d’incapacité à vivre normalement, à avoir des rapports normaux avec les autres personnes. Et elle, elle se faisait avoir, des hommes profitaient d’elle, elle était perdue, totalement seule. »

Mouammar Kadhafi se présentait d'abord comme un combattant pour les droits de la femme. Mais quelle a été la réalité ? A quel moment, à quelle époque cette attitude a dégénéré en tyrannie sexuelle ?

Mouammar Kadhafi
« Je pense que dès le départ. Quand je relis les livres sur Kadhafi, c’est la gloire de Kadhafi, surtout les premières années. Il a fasciné le monde arabe, il a aussi fasciné l’Occident. Il était jeune, il était beau, il était non-aligné. Il ripostait à l’Amérique qui voulait unifier les Arabes. Il fascinait vraiment. Et donc partout on le décrivait comme une espèce d’ascète un peu religieux, en tout cas dévoué à sa cause et voulant l’égalité entre les hommes et les femmes. Très vite, tous les exemples que j’ai, les premiers témoignages que j’ai eu des femmes qui sont maintenant assez âgées et qui avaient dix-sept ans, dix-huit ans après la révolution, il prenait des gardes-révolutionnaires et elles étaient engagées. Il se servait très vite des jeunes femmes pour les violer, pour les déflorer. Elles perdaient leur virginité et ensuite elles étaient perdues. En Lybie, une femme qui n’est pas vierge, ne peut plus se marier. Donc, elles avaient perdu leur famille et elles allaient vivre directement chez lui. Dans son harem, il y avait plusieurs générations de femmes qui étaient inadaptables et qui ne pouvaient même plus retourner dans leur famille puisque leur vie était brisée. Quelquefois, il les mariait de force à ses gardes et comme il savait où elles étaient, il pouvait les reprendre. Mais je pense qu’il a fait ça dès le départ. Alors c’est vrai qu’il a aussi donné l’éducation à des femmes. Il a aussi ouvert des écoles. Il y a eu une certaine émancipation des femmes de ce point de vue-là. Mais personnellement il corrompait tout le système et pouvait se servir où il voulait, si bien que c’était un système de peur pour toutes les femmes de son pays. »

Comment a évolué cette manie, ce besoin de posséder sexuellement toutes les femmes au cours de la vie de Mouammar Kadhafi? Y-a-t-il une explication psychologique pour son comportement qui pourrait être qualifié de sadique ?

« Oui, vous avez raison, il était sadique. Je ne suis pas psychologue, je n’ai encore jamais rencontré ce type de comportement. Beaucoup de gens depuis m’ont dit : ‘Mais, les dictateurs ont ce genre de comportement avec les femmes, comportement pour lequel nous avons en général dans le monde entier beaucoup d’indulgence.’ Je pense que cette indulgence est totalement coupable et doit cesser. Mais c’est vrai qu’à ce niveau-là de sadisme, d’obsession sexuelle, je n’ai pas d’équivalent. Je n’ai pas voulu écrire un livre sur la vie sexuelle d’un dictateur. Ça ne m’intéresse pas. Ce qui m’intéressait, c’était que sa vie sexuelle était devenue une sorte de système et que tout le pays, ses administrations, sa diplomatie, les grands organismes devaient collaborer à satisfaire ses désirs, qu’il utilisait le sexe sans doute pour ses désirs ou ses obsessions, mais que ça devenait aussi une arme de gouvernement, une arme du pouvoir. Et quand il voulait humilier un homme, le sanctionner ou le dominer, des chefs de tribu, des ministres, des généraux, il essayait d’avoir leur femmes ou leurs filles, de les posséder sexuellement. Et c’est pour ça que c’est intéressant et, je crois, sans équivalent. »

(Nous vous présenterons la seconde partie de cet entretien samedi prochain dans le cadre de la rubrique Rencontres littéraires.)