« Ma manière d’agir a été d’élever la voix contre les violences domestiques »
En 2021, un magazine spécialisé sur le monde du droit la classait à la troisième place des avocates les plus éminentes de Tchéquie. En 2022, elle était nommée avocate de l’année par la revue Avocats et Business. Lucie Hrdá, avocate en droit pénal et en droit de la famille, est à la tête du premier cabinet de Tchéquie spécialisé dans la défense des victimes de violences domestiques. Que ce soit dans son bureau ou au sein de l’ONG Bez trestu (No Punishment) qu’elle a cofondée, son engagement féministe fait partie de son quotidien. Elle a accepté de nous recevoir pour ce deuxième épisode de notre série consacrée aux femmes engagées qui luttent pour l’égalité des sexes en Tchéquie. Nous avons discuté avec elle de son engagement, mais aussi de la manière dont le système judiciaire traite les affaires de violences domestiques et sexuelles en Tchéquie.
Qu’est-ce qui vous a amenée à vous engager en faveur des droits des femmes ?
« C’est une question difficile pour moi car je n’y ai jamais vraiment réfléchi, je dirais que je suis juste devenue féministe en grandissant. Pourtant, ma famille ne l’était pas. Pendant mes études, je voulais faire du droit pénal mais à l’époque il n’y avait pas vraiment d’opportunités de travail dans ce domaine. J’ai donc rejoint l’ONG Bílý kruh bezpečí, qui aide les victimes de crimes, et notamment de violences conjugales. Je me suis ainsi spécialisée dans la défense des victimes. »
« Par la suite j’ai ouvert mon propre cabinet avec mes associés, au sein duquel nous avons décidé de continuer dans cette voie, et surtout nous nous sommes affichés publiquement contre les violences de genre. Je pense que c’est pour ça que nous apparaissons comme des défenseurs des droits des femmes. Ce que nous sommes, évidemment, mais il faut bien souligner que nous avons aussi beaucoup de victimes qui sont des hommes, parce que nous nous occupons de tous les types de crimes. »
Comment et quand avez-vous pris conscience du sexisme et des violences quotidiennes qui s’exercent contre les femmes dans nos sociétés ?
« Quasiment tous les cas de violences conjugales que nous traitons ici concernent des femmes. Bien sûr, il y a parfois quelques hommes, mais ce sont vraiment les femmes qui sont majoritaires parce que les violences conjugales sont avant tout des violences liées au genre. Il suffit de jeter un coup d’œil aux affaires que nous traitons pour s’apercevoir que notre système judiciaire actuel est structurellement défaillant, il n’arrive pas à protéger les femmes. Le problème, c’est que nous avons beau essayer de corriger ces défaillances, le système résiste à ces efforts.
« A mon sens, on ne peut pas vraiment parler ‘d’accès à la justice’ au vu de tous les obstacles auxquels font face les femmes quand elles veulent se lancer dans une procédure. Des obstacles qui, de surcroît, ne se réduisent pas avec le temps mais au contraire ne font que se multiplier. Ce qui fait que nous sommes toujours obligés de forcer le système pour protéger les femmes et les enfants ici en Tchéquie. »
En-dehors de votre travail, comment se manifeste votre engagement féministe au quotidien ?
« J’ai deux jumelles qui vont bientôt avoir 7 ans. Quand elles sont nées, je me suis rendu compte que je ne voulais pas qu’elles grandissent dans le monde dans lequel j’ai été élevée. J’ai pris conscience qu’il fallait que j’essaye de changer les choses, et ma manière à moi de le faire a été de cofonder cette ONG, Beztrestu, mais aussi aider les victimes dans mon bureau, d’élever la voix contre les violences domestiques. »
A titre personnel, quelle est la cause qui vous touche le plus aujourd’hui par rapport à la situation des femmes en Tchéquie ?
« Je regrette profondément que nous n’ayons pas ratifié la Convention d’Istanbul. Notre gouvernement et notre Parlement, tous deux conservateurs, s’y sont fermement opposés, alors même que la majorité des Tchèques sont pour. Or il est vraiment nécessaire que la Tchéquie non seulement la ratifie, mais également adhère à cette convention. »
« En Tchéquie nous n’avons pas d’asiles, nous ne possédons qu’un seul centre spécialisé pour les victimes de violences sexuelles et conjugales. Nous n’aidons pas les victimes de ce type de violences car nous n’avons pas de psychologues et de psychiatres, y compris au sein des cours de justice. Le manque d’experts dans ce domaine a pour conséquence que certains cas de violences domestiques peuvent attendre un an avant d’être traités. La formation obligatoire des juges en psychologie et victimologie des violences domestiques sur le sujet n’est pas dispensée, alors qu’il y a plein de problématiques spécifiques autour de la prise en charge de ces victimes. C’est d’ailleurs une des causes que défend l’ONG Beztrestu que j’ai cofondée, car cette formation est essentielle pour mieux traiter les victimes. »
Selon vous, en quoi le féminisme est-il essentiel pour la société tchèque aujourd’hui ?
« Le problème c’est qu’en Tchéquie, une guerre hybride a lieu en ce moment avec la Russie, et celle-ci se manifeste notamment par une lutte idéologique contre les droits humains, le féminisme, le mariage gay etc. Ici le mot ‘féminisme’ a une connotation négative, donc ce que j’essaye de faire c’est d’aider les jeunes parce qu’ils ont besoin d’avoir des modèles qui leur montrent que le féminisme n’a rien de honteux, que c’est un mot qu’il faut prononcer fièrement. Et surtout que le féminisme aide non seulement les femmes mais aussi les hommes. »
« Nous devons être fières de dire que nous sommes des femmes et d’affirmer que les expériences que nous vivons sont très différentes de celles des hommes, et que par conséquent nous avons des opinions qui divergent. Néanmoins il faut que les femmes aient un espace dans la société pour exprimer ces opinions, ce qui n’est pas vraiment le cas. »
Est-ce que vous diriez que vous rencontrez des problèmes dans l’exercice de votre profession parce que vous défendez les femmes ?
« D’abord je dirais que défendre les victimes n’est pas très reconnu dans la profession. Mais le problème c’est surtout que l’Etat, qui est censé payer les avocats des victimes de violences domestiques, ne le fait plus, car il y a un an les juges ont considéré que nous allions au-delà de nos prérogatives. Ils ont estimé que nous n’avions pas à aider les victimes dans certains cas, par exemple lorsque les victimes de viols portent plainte au commissariat. Nous avons donc aidé les victimes gratuitement depuis un an mais en janvier nous avons décidé d’arrêter de le faire parce que nous essayons de forcer l’Etat à nous payer. Nous sommes en lutte. »
En France le système judiciaire est la cible de nombreuses critiques en ce qui concerne le traitement des affaires liées aux violences de genre. Qu’en est-il du système tchèque, comment traite-il ce type d’affaires ?
« Nous avons cofondé Bez trestu parce que nous étions vraiment en colère contre la manière dont l’Etat et la justice traitaient les victimes de violences domestiques. Nous avons donc décidé d’afficher publiquement les décisions des cours de justice, et, selon les statistiques qui en ont découlé, 75 % des auteurs de violences domestiques et plus de 50 % des hommes reconnus coupables de viols sont seulement condamnés à des peines avec sursis. »
« Selon nous ces chiffres sont la conséquence directe de tous les mythes qui entourent ces affaires, du type ‘elle le méritait parce qu’elle était ivre, parce qu’elle était seule dans un parc, parce qu’elle a accepté ce verre avec cet inconnu…’. Il y a aussi des problèmes au niveau des commissariats, car la police remet sans cesse en cause la parole des femmes. C‘est pourquoi en tant qu’avocats nous devrions avoir le droit d’être présents quand les victimes portent plainte, parce que la police agit alors très différemment. »
En France, l’utilisation du mot « féminicide » est désormais couramment utilisé, notamment pas les médias, et la justice reconnaît le caractère discriminatoire des meurtres liés au genre, qui constitue une circonstance aggravante. Qu’en est-il en Tchéquie et quel est votre avis sur l’utilisation juridique de ce terme ?
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« En Tchéquie la police n’a aucune statistique sur les féminicides, nous parlons seulement de meurtres. Ce mot a une connotation encore plus négative que le terme féministe ici, c’est dire ! Personne ne l’utilise, car il y a 14 meurtres de femmes par an en Tchéquie et beaucoup plus en ce qui concerne les hommes, donc pourquoi parler des femmes ? C’est en tout cas ce que pense la majeure partie de la population tchèque, mais c’est un problème parce que le terme féminicide met en lumière le caractère conjugal de ce type de violence et implique la responsabilité de l’Etat dans la mise en place de mesures préventives. Mais cela coûte de l’argent, et surtout cela montrerait que l’Etat a échoué à prévenir le meurtre, parce que les femmes ne sont pas crues, parce qu’il n’y a plus de places en centre d’accueil, ou encore parce que les mesures d’éloignement ne sont pas appliquées. »
Entre 2021 et 2022, les nombre de cas recensés de femmes victimes de violences conjugales a augmenté de 100 %. Faut-il y voir une libération de la parole des femmes qui osent de plus en plus porter plainte ?
« Dans le sillage du mouvement #MeToo et grâce au travail effectué par Bez trestu et les ONG, les femmes sont plus enclines à parler et à se rendre au poste de police depuis l’année dernière, même lorsque les faits remontent à plusieurs dizaines d’années. Mais la question qui se pose, c’est de savoir comment la justice va traiter ces plaintes, si elle va ou non enfin avoir recours à des arguments basés sur des preuves scientifiques, telles que des expertises psychologiques, la victimologie. »
Les députés tchèques ont récemment soutenu une nouvelle définition du viol dans le code pénal, centrée autour de la notion de consentement avec l’idée que « non signifie non ». Certaines féministes considèrent néanmoins que cette notion est traversée de représentations sexistes parce qu’elle fait du consentement l’affaire des femmes, qui choisiraient de refuser ou d’accepter les propositions des hommes, entre autres critiques. Quel est votre avis sur la question ?
« Tout d’abord j’aimerais souligner que ce changement de définition ne concerne pas seulement le viol mais implique des changements juridiques dans toutes les affaires criminelles liées aux violences sexuelles. Pour ne donner qu’un exemple, tout rapport sexuel avec un enfant de moins de 12 ans sera directement considéré comme un viol avec cette loi, car en-dessous de cet âge-là on présume automatiquement l’absence de consentement de la part du mineur. »
« Le ‘non c’est non’ est un concept moderne et nécessaire car l’idée qu’on se fait du viol est celle d’un rapport sexuel violent, alors que nous savons que dans 70 % des cas de viol les femmes sont touchées par un effet de sidération, qui se manifeste par une sorte de paralysie. Et dans ces cas-là, il n’y a aucune violence pendant l’acte, car la victime peut ne pas protester. Nous savons également que 70 % des viols sont commis au sein du couple, et dans ces cas-là il est également difficile de protester, parce qu’il y a les enfants dans la chambre d’à côté, ou parce que vous êtes financièrement dépendante de votre compagnon ou mari. »
« Evidemment il y a toujours des choses à redire, par exemple une autre des critiques récurrentes sur le sujet, c’est qu’avec une telle définition, c’est à la victime de prouver qu’elle n’était pas consentante, ce qui revient à présumer le consentement lors d’un acte sexuel. Pour cette raison-là, les ONG auraient préféré que le ‘oui c’est oui’ prévale, et je suis d’accord avec cela. Mais il faut aussi prendre en considération le fait qu’aux yeux de la justice le ‘non’ peut s’exprimer autrement que verbalement, par des larmes ou bien des attitudes spécifiques. Disons que c’est déjà une grande avancée qui vaut mieux que rien du tout. »