À l’enseigne du lion de Bohême : l’histoire des relations tchéco-suisses au fil des siècles
Professeur d'histoire désormais à la retraite, Denis Dumoulin s'intéresse depuis déjà plusieurs années aux relations entre la Tchéquie et son pays, la Suisse. Il vient de sortir un livre sur le sujet intitulé Sous l'enseigne du lion de Bohême. Entretien.
« En fait l’idée du titre vient d’une citation du grand écrivain suisse Nicolas Bouvier, qui disait qu’il avait une dette immense dans les auberges littéraires d’Europe centrale. Donc j’ai repris cette idée de l’enseigne, pour souligner le fait que j’ai puisé dans la culture tchèque beaucoup d’éléments qui m’ont intéressé. »
Lesquels vous ont-ils le plus intéressé ?
« Il y a beaucoup de choses sur la musique, avec des compositeurs tchèques comme Martinů qui a vécu et est mort en Suisse ou Alois Czech, qui a apporté la musique classique en Suisse romande. Il y a aussi des écrivains, journalistes, scientifiques, des journaux de voyage quasiment inconnus… »
Entre la Suisse et Bohuslav Martinů c'est une histoire d'amour ?
« Oui, enfin surtout l'histoire d'une grande amitié avec le chef d'orchestre et mécène de Bâle, Paul Sacher, qui avait une immense propriété près de Bâle. Martinů y a séjourné pendant longtemps et il est finalement mort là-bas en 1959. Il a même été enterré dans le jardin de cette propriété une vingtaine d'années, avant qu'à la suite d'événements compliqués et un peu macabres la Tchécoslovaquie parvienne à faire rapatrier la dépouille de Martinů dans sa ville natale de Polička. »
« Les Tchèques considérés comme d'abominables réformés »
Vous revenez dans votre ouvrage aux origines des relations entre les Tchèques et les Suisses. Vous notez même que « les premières descriptions de la Suisse ont été le fait de voyageurs tchèques » …
« Exactement, en tout cas ce pour ce que j’appellerais les itinéraires horizontaux, d’Est en Ouest ou d’Ouest en Est, tandis que la plupart du temps les voyageurs traversaient les Alpes pour aller d’Allemagne en Italie. Mais le roi George de Podebrady revient de France et traverse la Suisse avec son écuyer Jaroslav, qui décrit les villes suisses de l’époque. Donc nous sommes au XVe siècle, donc avant la Réforme et avant le développement des villes. C’est avant Calvin et il décrit comment les Tchèques sont jetés à la porte d’hôtels car ils sont considérés comme d’abominables réformés, c’est l’époque des hussites avant Calvin et Genève est encore ultra-catholique. »
« Un siècle plus tard, un aristocrate silésien nommé Nostitz, qui vient de terminer ses études, voyage vers Paris et décrit les villes suisses en allant du lac de Bâle à Genève. C’est tout à fait unique d’avoir des descriptions de villes suisses par des étrangers. C’est fascinant sa manière de décrire Genève. »
Vous avez évoqué le hussitisme – on avait parlé de ce sujet lors de notre premier entretien il y a une dizaine d’années. Avançons dans l’Histoire et venons-en à ce général tchèque qui a libéré la Suisse moderne de l’occupation napoléonienne. Qui était-il ?
« Il s’appelait Bubna (Ferdinand von Bubna und Littiz de son nom complet, ndlr) et il a commandé une partie de ce qu’on appelait l’armée de Bohême, l’armée des alliés qui reprennent l’Europe après les défaites napoléoniennes. Bien sûr la Suisse avait été sous occupation française et Bubna commande cette armée qui depuis le Rhin jusqu’à Genève traverse les Pays suisses. Cette campagne a été très souvent analysée dans les écoles militaires suisses parce que c’est la dernière fois qu’une armée étrangère a envahi la Suisse. »
Theresienstadt, le CICR et la Suisse
Vous consacrez un chapitre moins connu de l’histoire de la Deuxième guerre mondiale : le rôle des Suisses à Theresienstadt/Terezin…
« C’est assez particulier, car il y a trois personnages qui ont travaillé au ghetto de Theresienstadt, notamment le docteur Russel qui a fait l’objet d’un film polémique qui raconte comment les nazis avaient essayé de tromper l’opinion publique et le Comité international de la Croix-rouge (CICR). Russel était un des trois membres qui ont participé à cette célèbre visite de la commission très critiquée qui a valu de nombreux reproches au CICR et à la Suisse en général. »
« Deux autres personnages ont travaillé à Theresienstadt. Notamment au moment où les Allemands quittent le camp en 1945 et avant que les Soviétiques arrivent. Le Suisse Paul Dunant va diriger ce camp pendant une dizaine de jours, avec des moyens dérisoires en pleine épidémie de typhus – il va essayer de sauver ceux qui pouvaient être sauvés. Il est le personnage qui m’est apparu le plus positif. Entre les deux il y a un personnage ambigu, l’ancien président de la Confédération suisse, Jean-Marie Musy, qui va réussir, de manière curieuse, à faire sortir 1200 détenus de Theresienstadt pour les amener en Suisse. Il avait manifestement des liens précis avec les nazis et on l’a accusé d’avoir été un pro-nazi qui a utilisé ses amitiés avec le Reich pour sa propre gloire en faisant sortir ces détenus. On avait longtemps parlé de lui comme du « Oskar Schindler » suisse… Il y a dans ces trois personnages les trois attitudes de la Suisse pendant la guerre. »
Le Cercle de Lucerne
Sous le communisme, les liens tchéco-helvétiques sont faits de beaucoup d’émigrations de Tchèques de différentes sphères de la société, avec des personnages importants comme Ota Šik et d’autres déjà évoqués avec vous...
« Il y a aussi ce cas tout à fait curieux de ce qu’on appelle le Cercle de Lucerne, avec le sculpteur Pavel Krbálek et aussi beaucoup d’écrivains tchèques émigrés et édités à Lucerne. Ce Cercle a été rappelé par Václav Havel lors de sa première visite présidentielle en Suisse après la chute du communisme. Krbálek a fait une grande statue intitulée Niké pour rendre hommage à ce Cercle de Lucerne dans un musée en plein-air au Japon. Il y en a une copie à Lucerne et une autre à Prague dans le parc Chodkové sady, avec une plaque rappelant les Suisses qui ont aidé les Tchèques sous le communisme et rendant hommage aux écrivains tchèques exilés. »
Vous souvenez-vous de votre premier séjour en Tchécoslovaquie ?
« C’était juste après l’ouverture des frontières. J’étais en Bavière et j’ai eu l’idée d’aller dans la forêt tchèque. J’y ai vu un bus allemand qui roulait sur une toute petite route forestière. Je me demandais ce qu’il faisait là et j’ai vu descendre des personnes âgées, des Allemands des Sudètes et leurs descendants qui venaient voir dans cette forêt ce qui restait de leur village. Cet épisode m’avait beaucoup impressionné. »