Irena Brežná, une étrangère ingrate
« C'était le premier livre d'une immigrée qui se moquait de la mentalité suisse, » dit l'écrivaine et journaliste Irena Brežná (1950) à propos de son livre dans lequel elle exploite d'une façon très originale certaines étapes de sa propre vie. Traduit en français, son livre a été publié aux Editions d'en bas de Lausanne sous le titre L'ingrate venue d'ailleurs.
Une jeune Slovaque dans le paradis suisse
Irena Brežná est d'origine slovaque. Elle est née à Trenčín dans un pays muselé par la dictature communiste et dès les années 1950, toute sa famille rêve d'émigration. L'impulsion décisive ne vient cependant qu'avec l'invasion des troupes du Pacte de Varsovie en 1968. Elle se réfugie avec ses parents en Suisse, pays qui symbolise pour elle la liberté, mais elle se rend bientôt compte qu'il ne sera pas facile pour elle de s'intégrer dans la société de ce pays qui va devenir sa seconde patrie.
Sa nature spontanée et son tempérament slave ne sont pas tout à fait compatibles avec le mode de vie helvétique et les habitudes des 18 premières années de sa vie passée en Slovaquie ne peuvent pas être effacées. Elle évoque dans son livre les différents aspects de ce conflit intérieur entre ses penchants naturels et la mentalité suisse :
« J’ai écrit ce livre en allemand et je l’ai intitulé Die undankbare Fremde (L'étrangère ingrate). Cela signifie à la fois l’étrangère et aussi le pays étranger. Il y a donc un double sens. Même le pays d’accueil est dans une certaine mesure ingrat par rapport à cette immigrée, et elle aussi, elle est ingrate. Cependant, par son ingratitude même, elle manifeste sa reconnaissance parce qu’elle évoque les choses qui sont tabou dans le pays, celles dont on ne parle pas et c’est ainsi qu’elle contribue à la culture et à la compréhension générale de ce pays. »
L'émigration en tant qu'état d'âme
« En Suisse on ne peut faire une plaisanterie, une blague qu’au dessert après un bon dîner copieux mais pas pendant le travail. »
La prétendante à la citoyenneté suisse se trouve presque à chaque étape confrontée à des obstacles qu'elle n'arrive pas à surmonter ou qu'elle rechigne à surmonter. Son avidité de nouveaux contacts se heurte à la sobriété sentimentale de son entourage, sa précipitation bute contre la pondération des Suisses, sa spontanéité se cogne au sens de la mesure, son impulsivité est refroidie face à la maîtrise de soi. Tiraillée entre son tempérament et les exigences de la société où elle veut vivre, elle se sent poussée à renier son identité. Mais renoncer à sa nature sauvage serait pour elle comme renoncer à elle-même, comme cesser d'exister. Ce qui lui manque beaucoup dans la société suisse, c'est entre autres un certain sens de l'humour :
« C'est comme je le décris dans mon livre : en Suisse on ne peut faire une plaisanterie, une blague qu’au dessert après un bon dîner copieux mais pas pendant le travail. Ce sont donc deux sphères isolées qu’il ne faut pas confondre et auxquelles il faut s’adapter. En exprimant publiquement mes pensées, je prenais le risque de ne pas être comprise, mais je peux le faire dans mes textes, dans ma littérature. Je considère l’humour comme mon patrimoine le plus précieux, comme un don que je peux faire à la culture et à la littérature de langue allemande. »
Un mariage forcé avec le pays d'accueil
La jeune immigrée n'arrive pas à étouffer ses élans, elle se révolte contre la discipline qui lui est imposée par le pays où elle désire vivre. Elle s'explique: « Je résistais, je refusais de vivre dans un mariage forcé avec mon pays d'accueil. » Dans son désarroi, elle répertorie de nombreuses imperfections de la société suisse et souvent elle exagère l'importance des défauts de cette société qui l'a accueillie amicalement et lui a permis de vivre librement. Souvent, elle est injuste, souvent elle se sent injuste, mais elle sent aussi le besoin impétueux d'exprimer, de donner libre cours à sa tension intérieure. Et elle l'exprime finalement dans une langue qui n'est pas sa langue maternelle :
« C’est un avantage parce que cela me permet de prendre de la distance par rapports aux émotions que j’exprimerais péniblement dans ma langue maternelle parce que cela me ferait souffrir. L’allemand est ma langue littéraire. C’est comme une espèce de filtre, comme quelque chose qui ne me concerne pas directement. Ecrire dans une langue étrangère est une bonne chose pour l’écrivain parce qu’il peut se dépersonnaliser, se départir de ses propres problèmes et de ses propres émotions. »
Des reportages condensés sur les vies de refugiés
Sans renier les origines autobiographiques de son livre, Irena Brežná souligne que ce qu'elle écrit, n’est pas tout à fait sa propre histoire, que sa vie y est transformée et remaniée, mais elle admet que le thème de son livre est émotionnel. Elle entrecoupe souvent la confession de la protagoniste de son livre par des histoires d'autres émigrés qu'elle a connus en tant qu'interprète officielle. Elle tâche de résumer dans ces courts textes introduits dans le fil de la narration les existences de ces réfugiés souvent pleines de souffrance et d'espoir mais dans lesquelles ne manquent ni la naïveté, ni le mensonge :
« Ce sont des histoires que j’ai vécues en tant qu’interprète et j’en ai fait de petits reportages condensés. Il y a beaucoup de dialogues parce qu’il s’agit de traduire les propos des gens. J’ai commencé à écrire ce livre sous forme d’un monologue mais après une trentaine de pages je me suis rendu compte que c’est tellement pénible à lire que le lecteur ne pourrait pas le supporter. En y introduisant ces petits reportages, j’ai donc cherché à alléger mon récit. »
Un livre traduit dans une dizaine de langues
« En Suisse on me dit parfois : 'Nous n’avons pas osé rire puisqu’il s’agit quand même d’une migrante, d'une femme qui a souffert et ce n’était pas convenable.' »
Et son livre suscite un retentissement international. Traduit dans une dizaine de langues, il obtient plusieurs prix prestigieux. Les lecteurs, y compris la majorité des lecteurs suisses, apprécient le ton irrévérencieux de son auteure, sa franchise, même si elle est souvent provocatrice et injuste, et aussi son humour parfois sarcastique :
« Dans le livre, il y a des épisodes qui font souvent rire les gens lors de lectures publiques. En Suisse on me dit parfois : 'Nous n’avons pas osé rire puisqu’il s’agit quand même d’une migrante, d'une femme qui a souffert et ce n’était pas convenable.' Lors de la présentation du livre en Suède, on n’a pas beaucoup ri, par contre on a bien ri en Italie. Le livre a été traduit et publié dernièrement aussi en arabe et en Inde mais je n’y suis pas allée. Je ne sais donc pas comment cela a été traduit, mais en général je surveille les traductions de mes livres quand je connais la langue de la traduction. »
Vous devez composer avec notre différence
Malgré le regard critique d'Irena Brežná, malgré ses remarques corrosives sur la mentalité suisse, le lecteur sent au fond de ce texte une reconnaissance profonde pour cette Suisse qui l'a accueillie et lui a permis de vivre librement et dans la plénitude. Cependant, avec son livre sur une étrangère ingrate, Irena Brežná est aussi devenue un peu comme la porte-parole de tous ces gens chassés de leur pays pour les raisons les plus diverses et qui rechignent à renoncer à leur identité. Elle déclare: « Nous sommes finalement là. Vous devez composer avec notre présence, avec notre différence, nous ne voulons pas vous imiter. Nous ne considérons pas tout ce que nous voyons chez vous comme utile. Nous ne pouvons pas être toujours reconnaissants. C'est une vie artificielle, nous voulons une vie réelle. »