Traité transatlantique : quelles conséquences pour les normes sociales, sanitaires et environnementales ?
Le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) vise à créer une zone de libre-échange entre l’Union européenne et les Etats-Unis, deux espaces qui réalisent ensemble un tiers du commerce mondial. Ses objectifs sont pieux – la croissance, la création d’emplois et l’amélioration des conditions de vie de tous. Dans une émission précédente (http://radio.cz/fr/rubrique/economie/le-traite-transatlantique-a-la-loupe-des-eurodeputes-tcheques), Radio Prague questionnait ces postulats de base, et notamment la promesse audacieuse de croissance économique des partisans de ce traité. Autre point alors évoqué et qui suscite légitimement des interrogations : la non-transparence du processus de négociations. A la lumière des propos de neufs eurodéputés tchèques (sur 21), il apparaissait que ce n’est pas tant la suppression des barrières tarifaires qui inquiète, elles sont déjà à un niveau relativement faible, que le probable nivellement par le bas des normes hygiéniques, environnementales et sociales en Europe et en République tchèque.
Des gagnants et des perdants…
Les Etats-Unis sont le treizième plus grand partenaire commercial de la République tchèque en même temps que la treizième destination des exportations tchèques (pour 2% des exportations totales du pays). Les relations commerciales entre les deux pays sont encadrées par dix-neuf accords bilatéraux, dont les termes reflètent le poids international des deux contractants. Théoriquement donc, grâce au traité transatlantique, négocié par la Commission européenne, les accords bilatéraux existants pourraient être remplacés par un texte aux termes plus avantageux. Mais les critiques du projet de TTIP affirment que ce ne sont pas les Etats ou leurs citoyens qui profiteront en premier lieu de la création de cette zone de libre-échange. Le social-démocrate Richard Falbr fait part de son point de vue :« Américains comme Européens assurent que le traité va créer des dizaines de milliers d’emplois ainsi que des milliards d’euros de richesse des deux côtés de l’Atlantique. C’est comme quand on parle de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et des avantages du libre-échange : les pays plus riches sont les gagnants et les pays pauvres les perdants. »
Les partisans du projet de traité promettent la baisse des prix des produits importés des Etats-Unis sur le marché européen, par exemple des iPhones. Ils soulignent également l’opportunité pour les entreprises tchèques et européennes de s’imposer sur le marché américain. Mais les économies européenne et étasunienne sont déjà fortement intégrées et des économistes tels que Ilona Švihlíková pensent que seules les multinationales renforceraient leurs positions de l’autre côté de l’Atlantique. L’eurodéputé Hynek Fajmon, du Parti civique démocrate (ODS), n’est pas de cet avis :
« Le traité ne concerne pas seulement les entreprises multinationales mais tous les acteurs du marché, quelle que soit leur taille. Elle n’exclut personne. Les règles seraient les mêmes pour tous et leur succès dépendra de leur capacité d’adaptation à ces règles. Par exemple, des entreprises de programmes informatiques tchèques sont très compétentes et l’accord faciliterait leur expansion. »La Commission européenne, instance qui est en charge de mener les négociations internationales, entretient des liens étroits avec les milieux des affaires. Directrice du programme sur les politiques d’alimentation et de développement au sein du laboratoire pragois d’idées Glopolis, Aurèle Destrée, remarque que sur 130 consultations organisées par la Commission jusqu’alors, 119 ont impliqué des représentants d’entreprises.
Le Parlement européen, qui a fait sa vitrine de la protection du consommateur et de l’adoption de normes environnementales exigeantes, ne reste pas à l’abri des pressions des industriels et des financiers. Il y a par ailleurs un tropisme atlantiste chez certains eurodéputés. Oldřich Vlasák (ODS) témoigne :
« Ce n’est un secret pour personne que les conservateurs britanniques ont des relations très étroites avec le Congrès et l’administration américains. Et ces liens nous ont permis de dynamiser le processus. »
Certains eurodéputés sont régulièrement invités de l’autre côté de l’Atlantique. Libor Rouček, vice-président du Parti socialiste européen et membre de la délégation parlementaire pour les relations avec les Etats-Unis, participe à ses voyages. L’un d’eux, la Semaine transatlantique, est organisé par le Réseau politique transatlantique (Transatlantic Policy Network - TPN). Soixante eurodéputés, une quarantaine de membres des deux chambres du Congrès américain font partie de ce réseau financé par de puissantes entreprises : Nestlé, Coca Cola, Boeing, Hewlett Packard, Allianz, Facebook, Microsoft, The Walt Disney Compagny et bien d’autres. Libor Rouček raconte :« S’il est question de la Semaine transatlantique, celle-ci est organisée dans le bâtiment du Congrès américain. Viennent donc des membres du Congrès. D’habitude, il y a aussi des personnes de l’administration américaine et par exemple du département pour le commerce. Je me souviens que nous avons par exemple rencontré Robert Zoellick, l’ancien président de la Banque mondiale (il a auparavant présidé Goldman Sachs, ndlr). »
En accord avec l’économiste Ilona Švihlíková, Aurèle Destrée conclut sur ce point :
« Ce sont surtout des multinationales qui ont beaucoup à gagner avec ce traité, ce sont des acteurs qui sont déjà présents sur les deux marchés. Elles ont déjà un pied de part et d’autre. Par ailleurs, il y a peut-être des menaces à prévoir sur certains acquis, par exemple sur des questions de protection de l’environnement, du climat, de la santé ou des consommateurs. »
L’enjeu des normes techniques
Pour satisfaire ses partisans, le traité transatlantique doit en effet permettre une suppression des barrières non tarifaires. En pratique, cela implique une harmonisation des normes dans tous les domaines, avec pour possibles conséquences, une ouverture des marchés publics, harmonisation des brevets médicaux etc.
Ce sont les normes techniques qui sont surtout dans le viseur de l’eurodéputé social-démocrate Libor Rouček. Il en déplore la complexité notamment dans l’industrie automobile. Cependant, ces standards techniques résident souvent dans des exigences différentes en termes de bruit ou d’émission de particules polluantes. Milan Haloun, le représentant de l’entreprise tchèque Inekon, qui exporte des tramways vers les Etats-Unis et récemment pour la capitale Washington, considère que les normes américaines sont parfois plus strictes que les européennes. Il pointe également du doigt une loi en vigueur depuis 1933 aux Etats-Unis, le Buy American Act :« Cette loi s’applique à toute une série de biens et pas seulement aux tramways, si de l’argent fédéral est dépensé. Cependant, les pourcentages sont peut-être différents. Pour les tramways, cette loi implique que 60% de ces véhicules doivent être fabriqués sur le sol américain. »
La modification du Buy American Act est donc un enjeu important du traité mais au prix de quels sacrifices les Européens parviendront-ils à obtenir un compromis sur ce point ?
L’harmonisation des normes sociales et environnementales
L’économiste Ilona Švihlíková craint un large abaissement des normes en Europe, notamment en matière agricole avec la possibilité d’une autorisation des OGM et du fameux poulet au chlore, exemple souvent cité. Par ailleurs, le lavage des poulets au chlore a un partisan puissant en Europe, le restaurateur rapide KFC (Kentucky Fried Chicken). Cet exemple est révélateur du conflit qui existe entre les normes européennes et les intérêts des multinationales. Il y en a bien d’autres.La problématique des organismes transgéniques est celle qui suscite souvent le plus d’émotions - dans un contexte où les deux entités ont des postures tout-à-fait différentes sur la question. Les Etats-Unis sont une véritable « puissance transgénique » : le pays concentre 50% de la surface cultivée d’OGM dans le monde (environ 74 millions d’hectares). Leur culture est facilitée par le fait que pour interdire ces OGM, il faut prouver qu’ils ont un effet néfaste. En Europe, où des permis nationaux ont toutefois déjà été émis pour certaines semences OGM, c’est l’inverse, le principe de précaution s’applique et c’est aux industriels de prouver que leur produit n’est pas dangereux.
Pour Aurèle Destrée, la problématique est plus vaste. Elle explique :
« Là, ou cela peut être risqué, c’est que des négociateurs commerciaux se font presque constitutionalistes et remettent en cause toute une série de normes établies auparavant. On peut craindre un accord sur le plus petit dénominateur commun. Le traité pourrait empêcher la mise en place à l’avenir de mesures qui visent à avoir une plus haute protection de l’environnement ou des consommateurs. »L’eurodéputé social-démocrate Pavel Poc, fort de son expertise de membre de la commission pour l’environnement, la santé public et la sécurité alimentaire, partage cette analyse.
Les normes sociales – deux modèles opposés
Le droit du travail, plus développé en Europe, pourrait également pâtir de ce traité. Social-démocrate également, mais partisan de l'accord, Libor Rouček ne voit pas de menace particulière pour les normes sociales, surtout depuis son voyage aux Etats-Unis :
« Nous avons évidemment rencontré des représentants des syndicats américains. Ils disaient qu’à chaque accord de libre-échange, tel que le NAFTA (Accord de libre-échange nord-américain) ou autres, le gouvernement promettait de la croissance, des emplois et le fait que nous irions mieux. Or c’est l’inverse qui s’est chaque fois produit. Les syndicats américains étaient donc très sceptiques mais ils ont l’espoir avec l’accord avec l’Europe, où les standards et les droits des travailleurs sont plus élevés, que leur situation s’améliorera. C’est aussi un important message pour nous car nous avons le devoir de faire en sorte que la situation de nos travailleurs et de nos syndicats ne se détériore pas. »
Vít Samek, le directeur du département juridique à la Confédération tchéco-morave des syndicats (ČMKOS), admet que les syndicalistes américains peuvent jouer la carte des normes européennes pour améliorer celles qui prévalent dans leur pays. Néanmoins, il voit des différences fondamentales qui empêcheraient un rapprochement entre les deux systèmes. Selon lui, l’un des deux modèles l’emportera et il redoute que le moins protecteur ne sorte vainqueur du conflit. Il développe :
« La clé de compréhension est l’évolution différente aux Etats-Unis et en Europe. L’évolution en Europe était différente car les gens se sont organisés en syndicats qui ont su se battre pour leurs droits. En revanche, le modèle américain s’est construit sur le conflit entre les blancs et les noirs. Dans ce cadre, il n’y a pas eu un mouvement ouvrier unifié. Les ouvriers américains n’avaient pas en apparence les mêmes objectifs car ils ont été opposés sur une base raciale. Cela a rendu beaucoup plus difficile la protection de leurs droits. »
L’eurodéputé Falbr développe cette idée :
« Aux Etats-Unis, la fonction des syndicats est très affaiblie du fait par exemple qu’ils sont parfois tout simplement absents des entreprises. C’est le cas dans le secteur automobile, où les salaires sont très bas. Cela est possible car les Etats-Unis violent toute une série de conventions, et notamment celle sur la liberté syndicale et sur la protection du droit syndical, de l’Organisation internationale du travail (OIT). Comme les Etats-Unis sont puissants, personne ne vient les embêter sur la question. En Europe, cela serait impensable. »
Evidemment, les eurodéputés conservateurs et libéraux présentent cette régression sociale comme inévitable pour améliorer la compétitivité des entreprises européennes dans un monde globalisé. Ils considèrent que les normes européennes ne permettent pas de faire face à la concurrence des pays émergents. Vít Samek note que les entreprises utilisent cet argumentaire depuis de longues années et notamment depuis la chute du bloc communiste pour justifier une lente érosion des droits sociaux. Pour lui, les Américains sont fidèles à un principe de « hire and fire » (« embaucher et virer » en français) et n’en démordront pas, pour le plus grand malheur du droit social européen.
Une détérioration préventive des normes en Europe ?
Les partisans du traité espèrent que les négociations seront achevées au plus vite, idéalement dans le courant de l’année 2014. Déjà, la Commission européenne semble œuvrer pour conformer certaines normes européennes au droit américain, ce qui faciliterait la mise en œuvre de l’accord. Ainsi, l’eurodéputé social-démocrate Pavel Poc évoque l’autorisation en janvier 2013 de l’acide lactique pour stériliser les viandes, une pratique jusqu’alors interdite en Europe :
« Je dois dire que sur la base de certains événements récents, j’ai certaines inquiétudes, notamment de baisse des standards en vigueur actuellement au sein de l’UE. Je peux prendre l’exemple d’un changement survenu l’an dernier dans la législation sur les technologies utilisées pour travailler la viande. Concrètement, il s’agissait de l’utilisation d’acide lactique pour stériliser les viandes quand on les travaille. Nous n’utilisions pas cette technique en Europe mais un contrôle vétérinaire bactériologique alors que le lavage de la viande à l’acide lactique est courant aux Etats-Unis. Cette méthode rend difficile l’utilisation de contrôles vétérinaires. Malheureusement le Parlement européen, sur proposition de la Commission, a autorisé cette technique. »Un an plus tard, en janvier 2014, le Parlement européen refuse l’étiquetage d’un pollen OGM dans le miel. Et une demande d’autorisation d’un nouveau maïs transgénique pourrait bien obtenir l’aval de la Commission européenne… Ceux qui soutiennent le traité, et déclarent en même temps vouloir protéger les consommateurs européens, ajoutent à l’unisson de l’eurodéputée chrétienne-démocrate Zuzana Roithová :
« En aucun cas, on ne peut s’attendre à ce que ce traité amène un abaissement des normes. Cela peut néanmoins avoir un effet en ralentissant le renforcement des niveaux des normes telles qu'elles sont aujourd'hui. Mais il est vrai qu’avec la crise, ce ralentissement a déjà pu être observé. C’est donc une question de long terme. »Ce traité serait donc une question de long terme mais il s’agirait peut-être avant tout d’un véritable choix de société, comme le pense Aurèle Destrée, entre un modèle dominé par la puissance économique des multinationales et un autre où le législateur dispose des moyens effectifs pour protéger les citoyens en matières sociale et environnementale.