Trois lauréats du prix Magnesia Litera
Les verdicts sont tombés. Le 5 avril dernier les prix Magnesia Litera ont couronné plusieurs livres qui sont considérés désormais comme les sommets de la production littéraire tchèque de l’année écoulée. Grâce à ces prix décernés dans plusieurs catégories, l’attention du public se tourne vers les ouvrages distingués, leurs ventes augmentent, leurs auteurs sortent de l’anonymat et la littérature devient pour quelque temps une affaire publique.
Le cabinet des inventions
Robin Král a donné à son ouvrage, réalisé avec deux complices, le titre « Vynalezárium », un néologisme que nous pourrions traduire peut-être par « Inventionarium » ou « Le Cabinet des inventions ». Les auteurs du livre ont choisi 53 inventions qui font partie de notre quotidien parce que nous les utilisons presque tous les jours, et ils ont raconté leur origine en vers, avec des images et du jeu. Ces petits récits en vers sont basés en partie sur des faits réels, mais parfois les auteurs ont donné libre cours à leur fantaisie. Robin Král explique les circonstances de la création de ce livre insolite :« Le livre a été créé parce que l’éditeur František Havlůj, qui est ingénieur nucléaire, aime inventer à travers divers projets d’édition. Dans le cadre d’un de ces projets, il a réuni l’illustratrice Jana Hrušková, la typographe Zuzana Brečanová et moi-même et nous avons cherché ensemble le thème du livre. C’est lui, ingénieur nucléaire, qui a eu l’idée de faire un livre sur l’invention. L’ouvrage cherche à présenter les possibilités des formes traditionnelles de la poésie sur une matière qui en est assez éloignée. Dans la majorité des cas les rondels et les sonnets étaient écrits comme des déclarations d’amour pour de belles dames et ici tout tourne autour des inventions. »
Les différentes inventions, dont par exemple le vélo, la machine à coudre, les allumettes, les rayons X ou l’imprimerie, sont présentées ici d’une façon amusante par de petits poèmes à forme fixe dont la ballade, le ghazal, le sonnet, le triolet, le calligramme, etc. Ce petit livre est donc une invitation au monde des sciences mais aussi un rappel de l’histoire millénaire de la poésie. Avec une étonnante virtuosité Robin Král ressuscite ces vieilles formes littéraires par lesquelles les poètes de jadis chantaient l’amour, et les remplit de nouveaux contenus techniques. Il comble le fossé entre l’univers austère de la science et le royaume fantaisiste de la poésie et jette un pont de créativité entre ces deux mondes en apparence très éloignés. En amusant ses petits lecteurs, il réussit également à les instruire :« Je pense que l’action pédagogique du livre ne devrait pas être directe mais indirecte, si possible. Si les enfants lisent ce livre et finissent pas l’aimer, ils peuvent apprendre certaines choses sans s’en apercevoir, ce qui est pour moi le maximum d’ambition didactique que j’aimerais insérer dans mes livres. »
Le poète paléontologue
« Quand un scientifique n’a pas d’imagination, c’est comme un squelette sans la chair, et quand un poète manque de logique, c’est comme une chair sans les os. Si l’on veut réaliser quelque chose, inventer quelque chose de positif, on a besoin des deux, » estime Ladislav Zedník, lauréat du prix Magnesia Litera dans la catégorie de la poésie. Son recueil « Město jeden kámen » (Une ville, une pierre) révèle une facette importante de sa personnalité restée cachée dans ses livres précédents. Ladislav Zedník est géologue et paléontologue et ces disciplines se sont montrées particulièrement fertiles en inspirations poétiques. Il a contracté la passion des fouilles paléontologiques tout jeune et la recherche des fossiles lui a laissé les souvenirs inoubliables de certains moments et endroits de son enfance et adolescence qui resurgissent maintenant dans son livre :« Dans ce recueil il y a indubitablement un élément de souvenir de ces endroits. Garçons, nous y bivouaquions sous tente, nous nous engouffrions quelque part dans la forêt pendant deux ou trois semaines et nous y creusions, creusions et creusions encore… »
Equipé d’un petit marteau, ce paléontologue en herbe creusait avec son petit camarade des trous et même des tunnels dans la terre. Pour cette taupe humaine, la paléontologie tournait en poésie et la poésie en paléontologie. Et comme la recherche des fossiles et la recherche des mots ont sans doute beaucoup de traits communs, elles ont permis à l’auteur de revivre les moments substantiels de son passé, de les faire resurgir des trous de l’oubli et de revenir à soi-même. Pourtant ses inspirations paléontologiques ne se sont imposées que dans son troisième recueil. Il explique pourquoi :« C’était probablement surtout le fait de prendre de la distance, de voir tout ça d’un point de vue élevé. Dans les périodes précédentes, le thème était encore trop proche, je ne pouvais pas le saisir dans son ensemble. C’est pourquoi sans doute je rechignais quelque peu à l’évoquer par l’écriture. »
Les recoins profonds de la mémoire de Daniela Hodrová
Le prix du Meilleur livre de l’année, toutes catégories confondues, a été attribué par un jury spécial à Daniela Hodrová. Son roman « Točité věty », titre que nous pourrions traduire librement par « Phrases enroulées » ou « Phrases en colimaçon », est une plongée dans un univers où les bases solides de la réalité chancellent et l’imagination de la romancière emporte le lecteur dans le labyrinthe infiniment complexe de sa vie intérieure. Cette exploration des recoins profonds de la mémoire est pourtant composée de beaucoup d’éléments réels et réalistes et le lecteur se demande parfois si ce roman n’est pas en réalité une espèce de Mémoires. Deux silhouettes de femmes se détachent parmi les nombreux personnages de ce livre, celles de la poétesse Bohumila Grögrová et de la plasticienne Adriena Šimotová. La romancière ressuscite ses deux amies disparues par un procédé douloureux qui ébranle et rend incertaine même la limite redoutable entre la vie et la mort. Ce n’est pas une lecture facile et l’auteure elle-même s’interroge sur les causes de l’accueil favorable réservé par les lecteurs et la critique à son dernier livre :« Outre le fait qu’il y a des personnages connus comme Bohumila Grögrová ou Adriena Šimotová qui intéressent les gens, je pense que c’est dû aussi au fait que j’écris depuis déjà trente-cinq ans et que j’arrive petit à petit à former mon lecteur. Je suis très surprise, vraiment, parce que je prends ce prix comme un hommage à ce genre d’écriture qui n’a pas eu, jusqu’à présent, une situation facile dans le monde. »
Daniela Hodrová écrit depuis longtemps. A travers sa série de romans, dont plusieurs ont été traduits en français, elle édifie une œuvre et un univers envoûtant mais difficile d’accès, un univers régi par ses propres lois. C’est un monde secret où les gens de son entourage côtoient des personnages mythiques, le mythe devient réalité et les vivants coexistent avec les morts. L’écriture est pour elle une activité spontanée :« Je n’ai vraiment aucun plan fixe. Je sais seulement que je veux toujours écrire et réécrire l’histoire que j’ai vécue et puis j’attends pour voir comment elle commence à resurgir sur le papier, comment elle se forme et se transforme par le fait que de nouveaux événements et de nouveaux personnages s’y intègrent. Ces personnages se comptent maintenant par dizaines. Il y a aussi de nouveaux motifs, des rêves que j’ai faits. Le tissu des associations s’élargit de plus en plus et apporte de nouvelles connotations qui m’étonnent. C’est une activité très excitante qui me donne la possibilité de comprendre, de vivre le passé différemment. Ce passé qui est toujours là. Mais je ne le réalise qu’au moment où j’écris. Oui, on pourrait dire que j’écris des romans fleuves ou plutôt un roman-fleuve, toujours le même roman. »