Un dialogue au-dessus de Prague
"Il se révolta d'abord contre l'ordre mort et l'aveugle discipline. Il s'isola en écrivant les nouvelles où l'aventure raffinée et les étranges passions excluent la banalité, mais déterminent une vie pleine de tristesse. L'écrivain même était triste et mécontent." C'est par ces mots que le général Klecanda caractérise le poète et essayiste tchèque Milos Marten dans la préface d'un livre intitulé "Au-dessus de la ville". Ce petit livre est un dialogue imaginé entre l'auteur et son ami, le grand poète et dramaturge français Paul Claudel.
Qui était Milos Marten, dont la courte vie a marqué les échanges intellectuels entre la Bohême et la France? Né en 1883, mort en 1907, il a traversé la littérature tchèque comme un météore. Doué d'un esprit analytique, Marten était plus heureux en littérature comme critique et essayiste, et ne s'est pas imposé comme poète et romancier. Son entrée à La Revue moderne, revue littéraire de poètes décadents tchèques, provoque ce que le rédacteur en chef de la revue, Jiri Karasek de Lvovice, appelle une "inondation fertilisante". Mais Jiri Karasek constatera aussi que le brillant esprit critique de Marten ne lui a pas permis de réussir vraiment dans les belles lettres.
C'est en 1902 que le poète et critique Milos Marten consacre un essai littéraire à Paul Claudel. Il voue un véritable culte à ce poète. Profondément empreint de la culture française, il crée une série de portraits de grandes personnalités françaises et les réunit sous le titre "Le livre des Forts" où l'on trouve aussi une étude sur Paul Claudel. Une amitié épistolaire s'installe entre le poète français et Milos Marten à partir de 1907. Lorsque Paul Claudel arrive à Prague, en 1909, en tant que consul de France, il est reçu par son ami Marten qui lui donne son "Livre des Forts" et traduit pour lui l'étude qu'il lui a consacrée. C'est loin de déplaire au poète dont le génie n'est pas encore évident et ne fait pas l'unanimité de la critique française. Milos Marten et son amie Zdenka Braunerova seront pendant le séjour de Claudel à Prague ses amis les plus proches, ses guides et ses initiateurs dans l'histoire et le présent des pays tchèques.
Les deux poètes ont maintenant assez de temps pour de longs débats, pour échanger leurs idées. Marten saisit l'occasion pour mieux connaître l'âme de son ami français, au travers de laquelle il pénètre plus profondément dans cette culture latine qui lui est déjà chère. Il a l'occasion de comparer les cultures latine et slave, de se rendre compte de leur parenté mais aussi de leurs différences. Cette confrontation d'idées lui sert de base pour un petit livre auquel il donne la forme d'un dialogue.
Deux amis, Allan et Michel, se rencontrent sur une terrasse au-dessus de Prague. Inspirés par la vue splendide, ils engagent un débat sur la ville et son histoire. C'est un dialogue entre deux hommes, mais aussi entre deux cultures, deux conceptions de la vie. Le dialogue s'élargit peu à peu jusqu'à englober l'histoire du peuple tchèque, sa mission historique, jusqu'à toucher les forces profondes qui orientent l'homme vers le bien ou le mal.
Dès le début le ton est donné. Milos Marten alias Michel est surtout sensible aux aspects négatifs de la ville. "Laissez-moi regarder cet abîme, fourmillant de maisons, comme des êtres ensorcelés, dit-il. Regarder celle ville pareille à une créature monstrueuse, dont nous ne savons pourquoi elle s'est accrue, absorbant d'innombrables forces d'esprit, des passions, des pensées, des milliers de vies qu'elle a englouties pendant des siècles... ni quand et comment elle va nous engloutir, nous, prédestinés peut-être à son gouffre." Par contre, Paul Claudel alias Allan contemple la ville étendue à ses pieds avec une délectation tout à fait sensuelle. "Elle est belle, séduisante comme la femme, dit-il, insaisissable comme la femme dans ses voiles bleus du crépuscule, comme elle se blottit sous les pentes florissantes, ceinte d'acier de sa rivière, semée d'émeraudes de ses coupoles de cuivre."
Milos Martin est un Tchèque fier de son pays, mais il voit l'histoire tchèque comme une tragédie et une injustice du sort. Sous les belles images de l'architecture pragoise, il ne découvre que la tristesse et le désespoir. Convaincu que sa patrie est frappée d'une malédiction, il refuse de voir les choses sous une optique plus optimiste. "Non, Allan, dit son alter ego Michel, aussi profondément que vous puissiez voir, vous ne connaissez pas le serrement de coeur qui arrête mon haleine quand je pense au pays massacré, opprimé par reprises, saccagé et déchiré sans pitié, si vous connaissiez ... votre sang aussi bouillonnerait de rage, non tant par compassion, que par le sentiment d'injustice! "
Toute cette colère sourde, toutes ses idées noires et amères n'arrivent pas à entamer l'attitude optimiste de son ami Allan. Ce chrétien, convaincu que le monde est régi par une force suprême qui tend vers le bien, s'oppose avec toute son éloquence aux visions amères de Michel. "Ne vous laissez pas aveugler par les vapeurs du sang qui vous voilent le passé, dit-il. C'est beau d'avoir une compassion ardente et ne pas supporter les outrances qui portent toujours atteinte aux lois de la vie, qui sont un péché contre l'harmonie vers laquelle elles tendent. Mais il est plus beau encore de regarder avec le calme viril dans les yeux de la terreur et y voir encore la justice, la raison pour laquelle elle a été envoyée sur nos têtes. C'est là la connaissance, la croyance, l'apaisement, les forces de l'esprit contre la matière qui donne naissance au désespoir." Sous cet angle, aux yeux d'Allan, même la catastrophe nationale des Tchèques écrasés par les Habsbourg en 1620 lors de la bataille de la Montagne blanche et condamnés à la germanisation, revêt un aspect positif. C'est "une catastrophe purifiante dont la lave brûle certaines végétations empoisonnées de la vie."
D'ailleurs, le peuple tchèque subsiste malgré la catastrophe et le poète s'interroge comment tout cela est arrivé. N'est-ce pas une expiation d'une faute grave? Et le poète d'évoquer dans ce contexte la rupture qui s'est produite entre la Bohême et le monde chrétien lors des guerres hussites au 15ème siècle, les guerres de religion qui succédaient au règne prospère et harmonieux de l'empereur Charles IV. "Qui était gêné par cette harmonie? demande-t-il. Quoi donc vous poussait à y porter atteinte et vous échapper de l'ordre dans lequel vous étiez constitués?" Et il poursuit son interprétation originale de l'histoire tchèque : "La Bohême a saigné pour le protestantisme allemand. Celui-ci abusa de ses traditions troubles, de sa foi chevaleresque, sa révolte et son obstination qui sont innées aux Tchèques, pour construire une barrière à la contreréformation victorieuse et marchander secrètement - couvert par elle - des intérêts fort peu religieux. Et finalement ...il "oublia" malicieusement la nation qui s'est donné à lui sang et esprit", dit le poète et exhorte son ami à ne pas se délecter dans son désespoir, à retrouver l'ordre et chasser le chaos car les choses nouvelles ne naissent pas du chaos mais en surmontant le chaos. La volonté des hommes doit s'harmoniser avec la volonté supérieure et créer ainsi l'ordre et le sens de la vie.
Subjugué, Michel, son interlocuteur pessimiste, finit par s'ouvrir un peu à ces arguments. "Ah, Allan, je n'ai pas encore le courage de vouloir, mais dans mon coeur est l'espoir, tel un grain germant sous le sol", dit-il, et le dialogue au-dessus des toits s'achève par une invocation par laquelle Allan salue la naissance de ce nouvel espoir.
"Sorti ce matin
J'ai vu à l'angle d'un vieux palais
Un emblème passionnant
L'Archange à l'épée, se précipitant du haut
Comme un foudre
Dans la mer blanche d'une matinée d'été
Contre les troupes d'un ennemi invisible.
Adolescent ou femme changé en
Feu jaillissant,
En feu d'ardeur guerrière
Et volonté de vaincre
Archange au-dessus de la ville
Menace aux diables qui s'y nichent,
Promesse et espoir de l'âme emprisonnée.
Qui y vit."