Un livre à l’odeur d’essence
L’automobile, ce moyen de transport révolutionnaire, s’est très vite imposée dans les milieux aristocratiques devenant au cours des premières décennies du XXe siècle partie intégrante de ce que nous appelons la vie de château. La relation entre la noblesse et l’automobilisme est donc sans doute susceptible d’intéresser tous les amateurs de la technique mais aussi de faire rêver tous les amateurs d’histoire. En retraçant le rôle de l’automobile dans la vie de la noblesse tchèque, le livre intitulé « Zámek s vůní benzínu » (Le château à l’odeur d’essence) fait revivre toute une époque révolue qui aurait pu être oubliée.
Les aristocrates au volant
Pendant cinq ans les auteurs du livre, Miloš Hořejš et Jiří Křížek, ont exploré archives et bibliothèques pour réunir les documents écrits et le matériel iconographique pour leur ouvrage. Le fruit de leur travail est un livre paru aux éditions Mladá fronta, ouvrage illustré d’innombrables photographies qui évoquent la vie de la noblesse de langues tchèque et allemande établie en pays tchèques au cours de la première moitié du siècle dernier. Selon Miloš Hořejš, nous ne nous représentons pas un aristocrate au volant d’une voiture mais plutôt en selle d’un pur-sang et c’est justement la raison pour laquelle les auteurs du livre ont choisi d’évoquer cet aspect technique de la vie de la noblesse :« Nous voulons démontrer sur cet exemple quel a été le rapport de ces gens-là vis-à-vis de l’automobile. Dans la société persiste une image tenace du conservatisme de l’aristocratie, les nobles sont mis plutôt en relation avec les chevaux et les carrosses. Et justement notre livre démontre que le rôle des aristocrates dans ce domaine était celui de pionniers. Depuis le début il y a une relation entre l’aristocratie et l’automobile et ce rapport est très spécifique et novateur. »
Une « machine puante »
Evidemment l’automobile n’est pas perçue positivement par tous les aristocrates. Il va de soi que ce sont d’abord les jeunes nobles qui adoptent ce moyen de transport moderne tandis que la génération de leurs pères reste encore réticente. Certains rejettent l’automobile carrément, suivant l’exemple de l’empereur François-Joseph qui la déteste et refuse pendant longtemps de monter dans cette « machine puante ». Tandis qu’en France et en Allemagne l’avènement de l’automobile est relativement facile, la situation en Autriche-Hongrie ressemble, selon Miloš Hořejš, aux premières années de l’automobilisme en Grande-Bretagne :« Dans l’aristocratie britannique il y avait des familles qui ont été immédiatement emballées par l’automobile, mais il y avait aussi des familles qui insistaient sur les vieilles traditions, les calèches. Lors des chasses à courre ils refusaient l’accès aux automobiles. Les avis sur l’automobile différaient donc selon les familles et aussi selon les générations. »
Après la chute de la monarchie d’Autriche-Hongrie et la naissance de la Tchécoslovaquie indépendante, la noblesse tchèque perd ses privilèges et aussi une grande partie de ses biens fonciers qui sont confisqués dans le cadre de la réforme agraire. Après le premier choc, beaucoup de membres de la noblesse tchèque arrivent à s’adapter à la nouvelle situation et se lancent dans l’entreprise. L’automobile devient pour eux non seulement un moyen de transport, mais aussi un moyen de production. Miloš Hořejš donne un exemple des activités économiques des nobles tchèques dans lesquelles l’automobile jouait un rôle important :« L’usine automobile tchèque la plus connue et existante e encore, « Laurin et Klement » aujourd’hui « Škoda », doit beaucoup à l’aristocratie. En 1905, lorsque l’usine s’est retrouvée dans une situation financière précaire, les nobles rassemblés autour du prince Erich Thurn-Taxis ont sauvé cette entreprise en créant une société par actions. Ils ont non seulement acquis des actions de la société mais aussi occupé des postes importants dans son conseil d’administration jusqu’à la moitié des années 1920. »
L’automobile dans la Grande guerre
L’automobile des propriétaires aristocratiques joue aussi un certain rôle dans la Première Guerre mondiale car des aristocrates arrivent avec leurs voitures sur les différents fronts. L’automobile n’étant pas encore utilisée directement dans les combats, ses propriétaires servent de conducteurs à des officiers de grade élevé et deviennent donc une espèce de chauffeurs de taxi militaires. Comme ils travaillent assez souvent à l’arrière-front, ils échappent en général au sort des soldats combattant en première ligne. Mais il y a des exceptions. Parmi les victimes aristocratiques de la Grande guerre il y a aura entre autres le prince Karel Schwarzenberg, officier de l’armée d’Autriche-Hongrie, qui meurt sur le front serbe des suites de la dysenterie. Son petit-fils, Karel Schwarzenberg, ancien ministre tchèque des Affaires étrangères, a évoqué, lors du lancement du livre « Le château à l’odeur d’essence » au Musée technique de Prague, les débuts de l’automobilisme en Tchéquie :« J’ai toujours admiré au château d’Orlík la voiture de mon grand-père qui est exposée aujourd’hui au Musée technique de Prague. Ma mère, elle aussi, était une conductrice passionnée. Déjà à l’âge de vingt-ans, elle a obtenu son permis de conduire ce qui était très rare à l’époque. Seulement, cela ne lui permettait pas encore de conduire toute seule parce que les routes étaient parsemées de clous de fers à cheval. Habituellement, après un trajet de 150 kilomètres au moins un pneu crevait. Donc quand ma mère voulait parcourir un trajet plus important, elle se faisait toujours assister par un chauffeur, monsieur Havránek. Quand une panne de ce genre se produisait, on s’arrêtait, monsieur Havránek réparait le pneu et après une heure on reprenait la route. Ce sont des choses que nous n’arrivons même pas à imaginer aujourd’hui. »
L’automobile fait donc ses preuves sur les fronts de la Première Guerre mondiale et c’est aussi une des raisons de son essor dans l’entre-deux-guerres. Pendant les Années folles, les fabricants d’automobiles se laissent volontiers influencer par les goûts de la noblesse en créant de nouveaux modèles de voitures. Les compagnies automobiles apprécient beaucoup leurs clients aristocratiques et cherchent à réaliser jusqu’à leurs caprices les plus extravagants. Les voitures sont non seulement ornées des armoiries de nobles tchèques mais les clients aristocratiques exigent et dessinent aussi différents types de carrosseries. Une de ces voitures se trouve aujourd’hui également dans les collections du Musée national des techniques de Prague. Le modèle est co-signé par le comte Alexandre Sasha Kolowrat, célèbre coureur automobile et producteur de cinéma. Toute une série de modèles de carrosseries portent alors les noms de clients aristocratiques ce qui se révèle utile notamment pour la publicité de toute cette branche industrielle.
Que reste-t-il du patrimoine automobile ?
Le coup d’Etat communiste en 1948 met fin à ces influences fructueuses des nobles tchèque sur l’industrie automobile. Les biens de la noblesse et de la bourgeoisie sont nationalisés. Miloš Hořejš constate qu’à la différence des biens immeubles, châteaux, églises, couvents, qui se sont conservés, les monuments techniques dont les automobiles anciennes ont pratiquement disparu :« Les voitures qu’on a réussi à sauver peuvent se compter sur les doigts d’une main. Plusieurs voitures ont été transférées dans les collections du Musée technique de Prague et les visiteurs peuvent les voir dans le hall abritant les moyens de transport. Quelques-unes ont émergé après la Révolution de velours en 1989, mais il est difficile de les authentifier et leur origine est souvent douteuse. »
Un charme désuet se dégage de tous ces documents et photos réunis dans le livre « Le château à l’odeur d’essence ». Un chapitre oublié de l’histoire de l’automobile tchèque refait surface. En retraçant les origines et le développement de l’automobilisme dans le milieu aristocratique, les auteurs ont également brossé une image de la noblesse et de son rôle dans la vie de la société tchèque.