Un prix controversé
Le Centre contre les expulsions, fondation créée par l'Union des expulsés, décernera, pour la première fois cette année, le prix Franz Werfel. Ce prix, doté d'une somme de 10 000 euros, doit récompenser les personnalités ayant lutté pour les droits de l'homme et contre les génocides. Cette initiative a suscité déjà la critique de la communauté juive de Prague dont les représentants estiment que l'Union des expulsés, qui réunit surtout des Allemands des Sudètes, n'avait pas le droit d'associer le prix au nom de l'écrivain Franz Werfel.
"Nous craignons qu'en décernant ce prix, le Centre contre les expulsions n'ait utilisé le nom de Werfel et le sort de cet écrivain comme instrument pour parvenir à ses objectifs politiques", lit-on dans une lettre adressée par le président de la communauté juive de Prague, Tomas Jelinek, au jury chargé de choisir les lauréats du prix. "En fait, poursuit-il, le Centre met un trait d'union entre l'holocauste et n'importe quelle fuite, expulsion ou transfert à la suite des conflits militaires." Par contre, la présidente de l'Union des expulsés, Erika Steinbach, a rejeté cette critique en soulignant que Franz Werfel avait été, lui aussi, un expulsé et son nom avait été donné au prix avec l'autorisation des héritiers de l'écrivain. Cette fois-ci, le prix sera partagé entre les auteurs du projet d'élévation de la Croix de la réconciliation près de la ville de Teplice nad Metuji en Bohême du Nord, et le chef de l'Institut des recherches sur la diaspora et le génocide de l'Université de Bochum, Mihran Dabag.
Déjà avant la réalisation du projet, la Croix de la réconciliation a provoqué un débat houleux entre les habitants de la région. On se demandait si elle devait rappeler vraiment le sort de toutes les victimes de l'intolérance ethnique dans la région, ce qui était l'objectif des auteurs du projet, ou seulement la tragédie de 23 Allemands des Sudètes assassinés ici, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, par des soldats tchécoslovaques. Les critiques du projet demandent qu'on évoque de la même manière aussi d'innombrables victimes de l'arbitraire allemand. D'ailleurs, bientôt après son inauguration, la Croix de Teplice a été couverte de graffitis, de croix gammées et d'une inscription évoquant le nazisme et Hitler. Ainsi, le monument qui devait être le symbole de la réconciliation a exacerbé plutôt la méfiance latente entre Tchèques et Allemands et a fait resurgir les conflits qui avaient envenimé jadis la vie dans cette région.
Plus d'un demi siècle après sa mort, Franz Werfel figure donc dans une affaire qui démontre qu'on n'a pas réussi à conjurer les démons du passé et que certains antagonismes d'Europe centrale n'ont pas encore été relégués à l'histoire. Difficile de dire quelle eût été la réaction de Franz Werfel à un tel honneur. Quelle a été la vie et les opinions de cet homme de lettres qu'on aimerait prendre aujourd'hui pour un patron des expulsés?
Dans la biographie de Franz Werfel on trouve plusieurs traits qu'il partageait avec le compositeur Gustav Mahler. Il était juif germanophone, mais il est né et a vécu en milieu tchèque, il s'est établi à Vienne et finalement il a épousé Alma Mahler, veuve du grand compositeur. Bien sûr, il y avait aussi des différences importantes. A en croire Alma, qui partageait l'intimité des deux génies et qui pouvait les comparer, Gustav était un homme grave, fermé, tout absorbé par la musique, tandis que Franz était un esprit ouvert, cordial et brillant.
Il est né à Prague en 1890 dans la famille d'un riche gantier. Sa tendre enfance est marquée par la présence de sa nourrice tchèque, Barbara Simunkova, qui est comme sa seconde mère, qui le garde et l'amène à la messe et qui est pour lui une personnification de l'amour, de l'espoir et du calme intérieur prenant source dans la foi profonde. C'est elle qu'il immortalisera dans son roman intitulé "Barbara ou la Dévotion". Mauvais élève, Franz n'est pas doué pour les métiers pratiques, mais il commence bientôt à écrire des poèmes. Encore au lycée, il voit paraître dans le journal viennois "Die Zeit" son poème "Les jardins de la ville" et en 1911 on publie à Berlin son premier recueil "L'Ami du monde". Il devient subitement célèbre et on le considère comme le pionnier d'un nouveau mouvement littéraire - l'expressionisme.
La Première Guerre mondiale est pour lui une période bien difficile car il déteste la guerre et le service militaire. La guerre finie, il s'installe à Vienne, mais garde la citoyenneté tchécoslovaque. Il épouse Alma Mahler qui se met à organiser aussi sa carrière littéraire. Il écrit de moins en moins des poésies et devient un romancier et un dramaturge recherché et populaire. En 1929, il publie "Barbara ou la Dévotion" et au début des années trente il écrit le roman "Les Quarante jours de Musa Dagh" inspiré par le génocide des Arméniens, roman par lequel il répond à l'avènement du nazisme en Allemagne. Après l'anschluss, il fuit Hitler, il se réfugie avec sa femme d'abord en France, puis aux Etats-Unis. En France il s'arrête à Lourdes. Profondément ému par l'histoire de Bernadette Soubirous, il décide d'écrire un roman sur cette petite fille qui avait le don de voir la Vierge. Le roman "Le chant de Bernadette" sera une de ses ouvres les plus célèbres. Installé à Hollywood, il continuera à écrire et donnera notamment la pièce "Jacobowsky et le colonel" dans laquelle il confronte un émigré juif avec un colonel polonais antisémite. Il travaille aussi sur le roman "L'étoile de ceux qui ne sont pas nés", mais il n'aura pas le temps de l'achever car il meurt subitement en août 1945. Sa gloire littéraire ne se démentira pas encore longtemps. S'il n'y avait pas Franz Kafka, il serait sans doute l'écrivain tchèque de langue allemande le plus célèbre.
Franz Werfel était donc aussi un expulsé, mais un expulsé juif. Il connaissait les activités des Allemands des Sudètes qui ont abouti au démantèlement de la Tchécoslovaquie en 1938. En septembre 1938, déjà en exil en France, Franz Werfel a écrit un texte dans lequel il a parlait avec beaucoup d'estime du rôle que le peuple tchèque avait joué, depuis des siècles, pour sauver l'équilibre européen. Dans ce document il se livre à une critique sans merci des Allemands des Sudètes ayant vécu dans les régions limitrophes de la Bohême et de la Moravie. Les comparant à des moustiques qui naissent des eaux mortes, il accuse les Allemands des Sudètes d'avoir tenté de briser l'unité de la Bohème déjà au milieu du 19ème siècle, après la victoire de la Prusse à Sadova. En ce temps-là, cependant, selon Werfel, Bismarck n'a pas prêté l'oreille à leurs projets. Il savait que c'était un péché contre la nature et contre l'histoire. Ce n'est donc qu'un siècle plus tard, que, d'après Werfel, les dirigeants du Troisième Reich oseront sans scrupules obéir aux appels des Allemands des Sudètes, démanteler la Bohême et rompre l'équilibre historique de l'Europe centrale.
Il est donc logique qu'on se demande dans ce contexte pourquoi les Allemands des Sudètes réunis dans l'Union des expulsés ont tenu à donner le nom de Franz Werfel à un prix qu'ils ont créé. L'ambassadeur tchèque en Allemagne, Boris Lazar, ne cache pas son étonnement: "Je ne le comprend pas, dit-il. Comment Werfel pourrait être un symbole des unions des expulsées allemands? Je ne le comprend pas et cela ne me plaît pas." Les lauréats tchèques du prix, l'ancienne maire de Teplice, Vera Vitova, et les présidents d'associations civiques Petr Kulisek et Jan Pinos, se trouvent donc face à un dilemme: accepter ou refuser le prix. Pour l'instant ils sont loin de mettre en cause publiquement cette décoration qu'il devraient recevoir ce printemps. Ils ont appelé cependant les médias et les organisations sudéto-allemandes à ne pas présenter la Croix de la Réconciliation exclusivement comme un monument du groupe des Allemands des Sudètes assassinés, mais comme un monument à la mémoire de toutes les victimes de l'intolérance ethnique.