Un témoignage unique sur les années noires (Deuxième partie)
Entre 1969 et 1980, Roselyne Chenu s’est rendue à plusieurs reprises en Tchécoslovaquie occupée par l’armée soviétique. D’abord assistante du poète Pierre Emmanuel, secrétaire général de la Fondation pour une entraide intellectuelle européenne, elle allait devenir, elle-même, secrétaire générale de cette organisation qui cherchait à aider les intellectuels contraints de vivre sous un régime totalitaire. Ses visites et ses activités dans une Tchécoslovaquie qui entrait dans la période dite de « normalisation » ont été aussi périlleuses que délicates. Roselyne Chenu a pris l’habitude de tenir pendant ses visites un journal secret qui lui permettait de conserver ses observations sur la réalité tchécoslovaque de ces années noires. Son journal vient de paraître en tchèque aux éditions Jitro. A cette occasion, Roselyne Chenu a accordé à Radio Prague un entretien dont voici la seconde partie :
On sait que la police secrète, la STB, infiltrait en ce temps-là la société tchèque à tous les niveaux. Y avait-il parmi les personnes que vous avez aidées aussi des informateurs de la police ? Soupçonniez-vous l’existence de tels informateurs ?
« Lorsque je voyais certains directeurs de revues ou des personnes qui avaient une certaine responsabilité d’ordre intellectuel ou pseudo-intellectuel, j’étais extrêmement prudente parce que je me disais que ces personnes-là peut-être informaient. Donc, j’étais courtoise, je posais des questions et je parlais aussi de la France et tout cela pour noyer le poisson et en même temps pour recueillir leurs propos. Quant à d’autres personnes, je n’avais pas la moindre idée, je ne me posais même pas la question. J’essayais plutôt de faire parler les personnes parce que celles qui avaient le plus profondément besoin de parler, je ne m’en méfiais pas. Moi j’étais extrêmement discrète. Sauf exception, je ne disais pas à un tel que j’avais vu un tel. Donc, c’est après coup que j’ai su, des années et des années plus tard, que, parait-il, un tel ou une telle a donné des informations. Ce n’était pas à moi de le savoir, ce n’était pas à moi de le juger. Ce qui était le plus important, c’était d’être la plus discrète possible et de recueillir ce que les personnes avaient envie ou besoin de me dire. »
Vous comptiez déjà à l’époque avec l’éventualité qu’il y avait des informateurs ?
« Evidemment, depuis l’occupation soviétique c’était, bien sûr, dans l’ordre des choses. Alors, comme il m’est arrivé d’être prévenue, quand on me disait ‘Ne venez pas parce que vous serez suivie par une meute de policiers ou de flics en civil’, bien entendu, je me doutais de ces surveillances. Quand je logeais à l’hôtel, il m’est arrivé de venir le soir dans ma chambre et de constater que mes bagages, même fermés à clé, avaient été fouillés. Et comme je n’étais pas tout à fait idiote, je ne laissais rien, même pas compromettant, je ne laissais rien dans mes bagages, aucun nom, aucune adresse. Il n’y avait que ma trousse de toilette, mes vêtements et c’était tout. »
Quels étaient les risques que ces activités représentaient pour vous et pour les personnes avec lesquelles vous êtes entrée en contact. ?
« Pour moi, pas grand-chose, d’autant plus que chaque fois que je venais, l’Ambassade de France était prévenue pour le cas où je subirais par exemple un interrogatoire trop long. Les risques, c’était surtout pour les personnes qui me voyaient. Mais par contre, j’ai constaté que beaucoup d’entre elles on préféré courir certains risques. Et l’essentiel de ces risques était d’être longuement et difficilement interrogé par la police, après, sur le contenu de nos conversations. Au fond, le seul risque dont j’avais vraiment peur était d’être fouillée en repartant à l’aéroport ou par exemple dans certaines gares entre la Slovaquie et la Bohême car on aurait trouvé à ce moment-là des lettres qui m’étaient confiées ou mes dates personnelles. Mais honnêtement, c’était ceux qui acceptaient de me voir qui courraient des risques. »
En lisant vos journaux, on apprend que vous avez fait des voyages en Bohême, en Moravie mais aussi en Slovaquie. Comment voyiez-vous en ce temps-là les rapports entre Tchèques et Slovaques ?
« Alors, au niveau où j’ai pu voir la situation, je n’ai pas fait d’analyse sociale, économique et politique en profondeur, mais en interrogeant les uns et les autres, je me suis rendue compte, et cela m’a beaucoup étonnée, qu’il y avait dans le domaine culturel une ignorance absolue de tout ce qui se passait à Bratislava et inversement. Chacun vivait replié sur sa province, son pays, et rares ont été, des deux côtés d’ailleurs, les intellectuels qui m’ont dit : ‘Ah, vous venez de Prague’ ou ‘Vous arrivez de Bratislava. Qu’est ce qui se passe là-bas ?’. Quelques-uns me posaient des questions tant à Bratislava sur Prague, tant à Prague sur Bratislava, et je dois dire que j’étais très étonnée que ce soit moi, une étrangère de passage qui puisse donner aux uns et aux autres des informations et leur dire comment ils régissaient à l’occupation, ce qu’ils pouvaient publier, les tirages de livres, etc. Donc, toute une série d’informations courantes, quand on s’intéresse à la vie culturelle, c’est moi qui les leur donnait et cela a été d’un côté une grande découverte et plutôt un étonnement de ma part. »
Avez-vous décelé, déjà en ce temps-là, des différences et des antagonismes entre Tchèques et Slovaques, qui éventuellement pourraient aboutir beaucoup plus tard à la séparation des deux peuples et à la partition de la Tchécoslovaquie ?
« Peut-être, en 1970 si ma mémoire est bonne, ou peut-être dès 1969, je ne sais plus, il y avait eu une sorte de fédéralisation de la Slovaquie, ils avaient acquis une certaine indépendance par rapport à la Bohême-Moravie et j’ai senti combien toutes les personnes que j’avais vues là-bas étaient contentes et préoccupées de concrétiser ces décisions qui avaient été prises sur papier, si je puis dire, par les hommes politiques. Ce que j’ai senti aussi, c’était au fond comme un complexe d’infériorité en Slovaquie par rapport à la Bohême, sentiment d’infériorité et de… (elle réfléchit), je ne peux pas dire d’humiliation, mais ils souffraient de ne pas être reconnus pour ce qu’ils se sentaient être. Et à l’inverse, à Prague, bien sûr il y a eu toujours des exceptions, mais dans l’ensemble ce qui m’a frappée, c’est l’indifférence totale de mes interlocuteurs à l’égard de la Slovaquie. Je dirais que, d’une certaine manière, la Slovaquie pour eux n’existait pas. Je ne parle pas de tout le monde mais de beaucoup de mes interlocuteurs, et donc, au fond, c’étaient probablement des signes prémonitoires de ce besoin de séparation. Probablement surtout de la part des Slovaques. »
Comment voyez-vous aujourd’hui cette étape de votre existence ? Qu’a-t-elle apporté à votre vie personnelle ?
« Peut-être deux choses principales. D’abord une ouverture de l’esprit et une connaissance réelle de cette partie de l’Europe dont nous étions complètement coupés. Mais par mon éducation scolaire, par mes lectures et par certains de mes éléments familiaux, j’étais sensible à l’Europe de l’Est à l’époque. Sachant bien qu’en fait, l’Europe existait dans sa totalité bien avant d’être coupée, j’ai beaucoup souffert de l’incompréhension de l’Europe occidentale à l’égard de tous les pays d’Europe centrale et orientale. Avec le recul, trente ans plus tard, je crois que ce qui me reste, c’est un réseau d’amitié et de fraternité des êtres qui font partie de ma vie la plus profonde. »