Roselyne Chenu : « Jan Vladislav était un homme intense »

Roselyne Chenu

Parmi les témoignages de ceux qui ont connu Jan Vladislav, le poète et traducteur tchèque récemment disparu à l’âge de 86 ans, il ne faut pas oublier celui de Roselyne Chenu, son amie de longue date. Entre 1969 et 1980, Roselyne Chenu a été d’abord assistante du poète Pierre Emmanuel, secrétaire général de la Fondation pour une entraide intellectuelle européenne pour devenir finalement elle-même secrétaire générale de cette organisation qui aidait les intellectuels isolés du reste du monde par le rideau de fer. Ses activités et ses visites en Tchécoslovaquie ont permis à Roselyne Chenu de suivre le parcours de Jan Vladislav depuis les années 1960 et de partager ses espoirs et ses angoisses.

Dans votre journal vous parlez de Jan Vladislav pour la première fois le 21 juillet 1970. Vous débarquez à Prague et il vient vous chercher à l’aéroport. On dirait qu’à cette époque-là, c’était déjà un vieil ami à vous. Où faut-il situer le début de votre amitié pour Jan Vladislav?

«Nous nous sommes rencontrés en 1967 à un colloque consacré à Baudelaire que Pierre Emmanuel avait organisé avec mon aide à Namur. Pierre Emmanuel avait connu Jan Vladislav en 1947, ils ne s’étaient pas vus pendant vingt ans. Jan Vladislav est donc venu à ce colloque et notre amitié est née à ce moment-là. D’ailleurs c’est à ce colloque que Jan Vladislav a rencontré Jean Folain, Claude Pichois ainsi qu’un certain nombre d’autres écrivains.»

Comment Jan Vladislav supportait-il l’oppression politique sous le régime communiste?

«Les choses ont évidemment évolué. Vous savez tout ce qu’il a vécu, souffert et subi dans les années cinquante et au début des années soixante. Il avait du donc interrompre ses études universitaires et ce n’est qu’en 1969 qu’il a pu passer son doctorat. Les choses au début allaient relativement bien. En 1968 il a pu sortir pour assister à la Biennale de la poésie à Knokke-le-Zoute. Je suis venue le voir à son invitation pour la première fois en 1969. Il est venu me chercher à l’aéroport et puis progressivement et assez rapidement, à partir de 1970, il a été en fait interdit d’écriture, tous ses contrats avec les éditions Odeon ont été rompus et il n’a plus rien pu publier. »

Quelle a été son attitude vis-à-vis des intellectuels tchèques après l’occupation de 1968?

Jan Vladislav,  photo: CTK
«Je pense qu’à l’exception de quelques amis - il avait quelques amis intellectuels avec lesquels il restait en contact - Jan s’est senti de plus en plus isolé, étant donné qu’il était interdit et que, ne fût-ce que par prudence et sans doute aussi parfois par lâcheté, les autres se sont écartés de lui. »

Comment supportait-il le fait de ne pas pouvoir publier ses écrits, ses livres ?

«Il en souffrait beaucoup mais en même temps, avec le tempérament qu’il avait, je sentais dans ses lettres, puisqu’il m’a beaucoup écrit à cette époque-là, qu’il voulait résister moralement, spirituellement et continuer à travailler. Il m’écrivait que même si par exemple ses traductions, son travail, ce qu’il écrivait à l’époque, était pour le tiroir parce qu’il ne pouvait rien publier, le fait que cela existait, c’était bon pour la vie intellectuelle et spirituelle et pour l’avenir.»

Vous parlait-il de Kvart, sa petite maison d’édition clandestine ?

«Il m’en a parlé très prudemment dans son courrier plus tard, en 1980, lorsque je suis venue pour voir comment l’aider à émigrer. Donc quand je suis venue brièvement au mois de mai 1980 pour passer trois jours à Prague et le voir, bien entendu, il m’a montré et il m’a même donné un petit livre clandestin. »

De quelle façon pouviez-vous alléger le sort de Jan Vladislav dans les années soixante dix, c’est-à-dire à l’époque de la normalisation ?

«En lui écrivant et en échangeant la correspondance. Il m’a écrit un jour. »Ecrivez-moi, cher Roselyne, les malades et les prisonniers aiment recevoir des nouvelles du dehors. » Ce qui l’a aidé aussi, je pense, c’étaient les livres que nous avons pu lui envoyer, les oeuvres complètes de Verlaine et d’autres ouvrages encore, donc le fait de recevoir des livres lui donnait, au fond, le sentiment d’être relié… »

Au début des années 1980 Jan Vladislav s’est vu obligé de partir, d’émigrer. Quelle a été votre réaction à sa décision de quitter son pays?

«Il m’avait raconté en 1980 on lui a mis le marché en mains: ‘Ou vous partez, ou on vous met en prison.’ Il avait un ami, qui deux ans auparavant avait été mis devant la même alternative et qui a dit ‘Je suis chez moi, comme vous, messieurs les policiers. Je reste.’ Et cet ami a été mis en prison et au bout d’une année ou de dix-huit mois de prison a quand même été obligé de partir. Jan m’a donc dit, en 1980, que ça ne servait à rien de résister et qu’il partirait.»

Jan Vladislav a dit dans un entretien télévisé de s’être tout à fait habitué à vivre en France et qu’il n’avait plus l’impression de vivre en exil. A votre avis, était-il heureux en France ?

«Je ne l’ai pas vu très souvent pendant toute cette période pour différentes raisons. Je pense qu’il était, bien entendu, soulagé en quelque sorte. Il faut dire que depuis 1945 la France était un peu un second pays pour lui puisqu’il y avait fait une année d’études et il y avait des amitiés fortes et importantes : Pierre Emmanuel, Claude Pichois qu’il avait rencontré à Namur et puis progressivement Roger Errera et d’autres personnes encore. Il était lié d’amitié aussi avec Pavel Tigrid. Il y avait autour de lui un milieu intellectuel en qui il avait confiance et surtout avec lequel il pouvait échanger, ce qui était capital. »

En France Jan Vladislav a dirigé aussi un séminaire sur la culture non officielle. Est-ce que ces activités lui donnaient satisfaction?

«Il avait pu avoir ce poste grâce à Pierre Emmanuel qui l’avait mis en contact avec certains amis. Il avait eu évidement le sentiment qu’en France il n’était guère connu, que les Français à l’époque s’intéressaient très peu sinon pas du tout à ce qui se passait en Europe dite de l’Est. Il pouvait quand même avoir des activités et parler à autrui de ce qui se passait à l’Est. Il avait donc une activité assez pleine. »

Est-ce que Jan Vladislav vous a parlé de son œuvre ? Comment acceptait-il le fait que presque tous connaissaient ses traductions et que très peu de lecteurs connaissaient sa poésie ?

«Vous savez Jan Vladislav était aussi un homme très modeste. Il ne se mettait pas en avant, il parlait relativement peu de lui. Il parlait de sa vie intérieure et de sa conception des choses mais il avait certainement souffert à la fin des années 1970 d’être de plus en plus isolé dans son pays. Et comme il ne voyait guère de jeunes à l’époque pour différentes raisons, il était donc très isolé ici, tandis qu’en France il avait des amitiés en lesquelles il avait confiance.»

Avez-vous un souvenir de Jan qui vous est particulièrement cher ?

«Oui, une lettre que j’ai reçue de lui en 1970. Dieu sait s’il connaissait parfaitement le français et sa lettre commence : ‘Chère Roselyne, vous êtes un vrai ami. Je le sais depuis longtemps.’ »

Qu’est-ce que Jan Vladislav a apporté dans votre vie ?

«Je dirais cette sorte de fidélité, d’amitié et de confiance réciproque inébranlable. Chaque fois que je venais à Prague pendant les années 1960-70, je logeais chez lui parce qu’il disait: ‘Vous êtes chez moi ou chez nous comme chez vous.’ Ce n’est qu’en 1980 qu’il avait du déménager. Il avait un tout petit appartement et en plus il lui était interdit d’héberger des amis chez soi. Donc pour une fois, une seule fois, j’ai logé à l’hôtel pendant ces années-là, sinon c’était toujours chez Jan et Maria.»

Et qu’est-ce ce que vous avez apporté dans la vie de Jan Vladislav ? Etait-ce un enrichissement mutuel ?

«Certainement. Je pense que c’était cette amitié à travers le temps, les années, cette confiance, cette solidarité intellectuelle, affective et spirituelle.»

Est-ce que Jan Vladislav a été un homme heureux ?

«Le mot heureux est difficile à définir. Je dirais que c’était un homme intense qui a eu des moments de dépression épouvantables et puis une sorte de volonté de vivre. Au fond, tout ce qu’il a fait avait du sens. Je ne sais pas si le sens dans la vie donne un sentiment de bonheur mais ça donne le sentiment de paix et de plénitude. Mais tout ça, c’est par instants… »