Une visite privée de la capitale tchèque

"Au commencement était la ville, et la ville était le mot, et le mot était Prague. Un peu plus tard, couchée sur le dos dans mon petit lit, j'observais les rais de lumière qui dansaient au plafond quand le tramway passait dans la rue. La ville me semblait un fauve qui sommeillait quelque part, loin de moi. Enfant, j'ai toujours eu le sentiment que notre maison se trouvait à la périphérie, bien qu'en réalité une demi-heure de marche à peine la séparait du centre de la ville. Le souffle du fauve, chaud et exotique, s'engouffrait parfois par la fenêtre, me submergeait comme une vague. Pourtant, en son terrier, le fauve ne dormait point, il guettait." C'est par cette métaphore que Daniela Hodrova commence le prologue du livre intitulé Visite privée - Prague. Nous avons parlé dans cette rubrique, maintes fois déjà, des livres que leurs auteurs tchèques ou français ont consacrés à la capitale tchèque. En quoi cette visite privée d'une ville diffère des témoignages qu'en ont donné d'autres auteurs? C'est surtout la proximité extrême entre l'écrivain et son sujet qui est caractéristique pour ce livre. Daniela Hodrova est lié avec Prague, non seulement depuis sa naissance, mais par la vie de ses parents et de ses grands- parents. Elle vit dans cette ville et avec cette ville de sorte que son existence et l'existence de Prague deviennent presque identiques...

Daniela ou Dana Hodrova ne s'est fait connaître au large public, qu'après la révolution en 1989. Cela ne veut pas dire, pourtant, qu'elle n'a commencé à écrire qu'à la suite de l'effondrement du régime communiste. Au contraire, l'oeuvre de cette romancière originale a connu une longue période de maturation. Elle mûrissait comme un bon vin dans les caves du samizdat, déjà dans les années 70 et 80, et ses romans n'étaient connus en ce temps-là que de quelques amis. Tout cela a permis à Daniela de s'imposer tout de suite après la levée de la censure en tant que romancière accomplie, auteur de la trilogie intitulée La cité dolente qu'on allait publier presque simultanément en tchèque et en français.

Daniela Hodrova est la femme de deux carrières. Pendant de longues années, elle a travaillé à l'Institut de recherches littéraires de l'Académie des Sciences tchèques. Elle est l'auteur de nombreuses études sur les littératures tchèque et russe et sur la littérature comparée. Elle a fait plusieurs traductions notamment d'ouvrages russes. Elle s'adonne donc simultanément à la théorie et à la pratique, ses romans illustrent en quelque sorte ses recherches, et vice versa, ses études théoriques permettent au lecteur de pénétrer plus profondément dans le labyrinthe de sa prose.

Visite privée - Prague, livre dont je vais parler aujourd'hui, peut-être considéré comme une espèce de guide touristique original, mais aussi comme un épilogue de la trilogie romanesque consacrée à la capitale tchèque. Selon l'écrivain Vladimir Macura, dans ce livre, Dana Hodrova a profité des possibilités que lui donne son style pour achever sa philosophie de la ville, telle qu'elle avait cristallisé dans sa trilogie, mais aussi pour élargir l'éventail des récits pragois et y ajouter l'histoire récente de la révolution de velours et le malaise post-révolutionnaire. Prague n'est pas pour Dana Hodrova une agglomération urbaine, mais un enchevêtrement des destins humains, un énorme amas de vies qui ne peut être considéré comme le chaos, qu'au premier abord. Car Daniela est capable, selon ses propres paroles, de déceler l'ordre intérieur sous ce désordre apparent, de déceler le sens de ces petites destinées humaines qui, ensemble, forment la grande destinée d'une ville. Le livre se présente sous l'aspect d'un guide touristique et peut être utilisé comme tel. A la fin, on trouve une liste de monuments touristiques et d'établissements culturels et même de restaurants recommandés au touriste francophone.

Malheureusement, comme Prague subit de nos jours une transformation à vue d'oeil, cette liste vieillit très vite et certaines informations ne sont plus valables. En plus, le livre est aussi un recueil de photos réalisées à Prague par Anne Garde, photos originales dont les couleurs évoquent non seulement les vues d'ensemble sous les lumières diverses et à différentes périodes de l'année, mais aussi les petits détails de la vie quotidienne qui animent la ville de pierre et en font un monde vivant. On ne peut pas dire, cependant, que le texte accompagne les photos ou vice versa. Il s'agit de deux témoignages autonomes, de deux discours indépendants qui se sont rencontrés dans un livre et qui décrivent leurs sujets de façon polyphonique à la manière des musiciens baroques. Il s'agit de deux voix différentes qui respectent les lois du contrepoint et arrivent finalement à créer un ensemble harmonieux.

Certains passages, qu'on trouve dans le livre de Dana Hodrova, décrivent moins la réalité que les visions de l'auteur. A l'instar de la princesse légendaire, Libuse, qui a prédit la gloire de Prague, Dana Hodrova ne s'arrête pas devant la surface des choses et des gens et n'oublie pas ce qui s'est passé avant, évoque le passé des gens et des phénomènes actuels. Une telle attitude n'a rien de monotone, elle permet à l'écrivain de nous donner des pages pleines d'intérêt et parfois d'humour. Confondant le présent avec le passé récent et le passé lointain, Daniela Hodrova évoque, d'une curieuse façon, la prophétie de la princesse Libuse. A noter que Libuse figure non seulement dans la mythologie nationale et dans la musique tchèque (elle est héroïne d'un opéra de Bedrich Smetana), mais qu'elle a été exploitée aussi à des fins politiques par les dignitaires du régime communiste dont les présidents Gottwald, Zapotocky et Husak.

Avec beaucoup de fantaisie et de drôlerie, l'auteur imagine la princesse légendaire dans un cadre moderne, sur la rampe du Musée national au centre de Prague. "La princesse Libuse, revêt du manteau de pourpre Premysl, qu'elle a élevé de sa charrue au trône princier, comme le veut la légende, écrit-elle. Elle se tient sur la rampe du Musée, parée d'une robe solennelle, le front ceint d'un diadème, telle une princesse byzantine. Dans sa main, elle arbore un rameau de tilleul. Ses regards exaltés se portent au loin, par delà le tunnel qui mène à la Gare centrale. Elle présage: '"Je vois une grande ville dont la gloire confinera aux étoiles."' Curieusement, dans l'opéra Libuse de Bedrich Smetana, que l'on donne au Théâtre national pour les grandes occasions, la princesse ne présage pas la gloire de la ville future. Après avoir eu la vision des monarques de Bohême, des Hussites, enfin de Georges de Podebrady, elle chante: '"Qu'adviendra-t-il de tout cela? Un brouillard trouble ma vue et dérobe à mes yeux d'atroces secrets - malédiction... Dans la loge présidentielle siège Masaryk, et puis Benes, et Gottwald, et Zapotocky, et Svoboda, et Husak, et Havel.'" Et la princesse chante encore! '"Ma nation tchèque aimée jamais ne s'éteindra, des affres de l'enfer la gloire triomphera.'" Et le coeur de reprendre avec elle. '"Ma nation tchèque jamais ne s'éteindra, des affres de l'enfer sa gloire triomphera. Gloire à elle."' Seul Hacha, le président marionnette, manipulé par les Allemands sous le protectorat, n'entendit pas de sa loge les présages de Libuse. A l'époque, l'opéra était interdit. Mais peut-être l'entendit-il, plus tard, après la guerre, dans la cour de la prison de Pankrac où l'on faisait prendre le soleil au prisonnier fou. '"Je vois une grande ville... des affres de l'enfer, sa gloire triomphera! Gloire à elle.'"