Univers des cafés pragois (I) : absinthe et escargots au Café Slavia, ancien fief des intellectuels

A partir de cette semaine, nous vous proposons une découverte de l’univers des cafés pragois, toutes les époques et tous les styles confondus. Une fois par mois, nous pousserons les portes de l’un des cafés que vous ne devriez pas manquer lors de vos séjours à Prague. Notre série de reportages commence dans un café incontournable, presque mythique de la capitale… au Café Slavia.

Photo: CzechTourism
Le musicien et auteur Jiří Grossmann, que vous venez d’entendre interpréter la chanson « Barmanka », écrivait, dans les années 1960, ses textes humoristiques et les paroles de ses chansons ici, au fameux Café Slavia. Situé, depuis 1881, en face du Théâtre national, il était un lieu de rencontre idéal pour les artistes tout court : pour les comédiens, ainsi que pour les romanciers, poètes et philosophes, sans oublier les peintres.

L’écrivain est diplomate Jiří Gruša se souvient, dans la préface d’un guide de cafés pragois :

« A l’époque où le café coûtait 1,70 couronnes tchécoslovaques, mon budget me permettait de boire quotidiennement, au Slavia, six consommations portant le nom de ‘turecká káva’ – le café turc. Je dois à cette habitude mes maux d’estomac et quelques amis. (…) Il existait bien d’autres cafés à Prague. (…) Mais on ne pouvait pas y lire tous les journaux et les rencontres qu’on y faisait étaient moins marquantes. »

Les poètes Vítězslav Nezval et Jaroslav Seifert, le journaliste et critique littéraire Karel Teige, ou encore le peintre et poète Jiří Kolář et le traducteur et chercheur littéraire Václav Černý – voilà quelques-uns des célèbres clients du Slavia, dans la première moitié du XXe siècle. Jiří Kolář et Václav Černý y avaient leur table préférée, située au-dessous du grand lustre avec un tube vert fluorescent en forme de cercle et qui est d’ailleurs resté inchangé jusqu’à ce jour. Autour de cette table se réunissaient, dans les années 1950 et 1960, des personnalités éminentes de la culture tchèque, opposées à la culture officielle : Josef Hiršal, Kamil Lhoták, Zdeněk Sýkora, Běla Kolářová, Jan Vladislav, Václav Boštík… C’est ici, au Slavia, que Václav Havel va rencontrer sa femme Olga ; c’est ici que se réuniront les signataires et sympathisants de la Charte 77.

Le matin, le Café Slavia (un des plus spacieux de la capitale, disposant de 300 places et où les serveurs font quotidiennement jusqu’à 20 kilomètres), somnole un peu. La majorité des clients sont confortablement installés dans la partie la plus convoitée du Café (la partie fumeur, d’ailleurs) celle qui donne, avec de grandes baies, sur le quai de la Vltava, la colline de Petřín et le Château de Prague. D’autres places sollicitées se trouvent du côté de l’avenue Národní, en face du Théâtre national. Je m’installe, avec le manager du Café&Restaurant Slavia, Lucie Kleknerová, en face du bar, au-dessous d’une immense pendule avec des néons, qui évoque, avec des meubles des années 1930, l’ambiance de l’entre-deux-guerres. Lucie Kleknerová :

« Les tables, les chaises, les lustres, la pendule, le plancher… tout cela est ancien. Nous ne faisons qu’entretenir et restaurer ce mobilier d’origine. Evidemment, quand il faut faire réparer quelque chose, une ampoule du lustre par exemple, c’est compliqué et cela peut prendre plusieurs mois. »

« Le café est ouvert à partir de 8h jusqu’à minuit. Les Tchèques viennent surtout le matin, pour prendre un petit-déjeuner d’affaires par exemple ou pour travailler, car ils peuvent se connecter au wiFi. De juin à septembre, le public du Théâtre national, majoritairement tchèque, vient prendre un café ou un verre avant ou après le spectacle. J’aperçois aussi régulièrement des groupes de gens qui se donnent rendez-vous chez nous. Ce sont, en général, de vieilles dames qui s’assoient toujours à la même table, prennent un café et un dessert maison et bavardent. Sinon, nous accueillons évidemment beaucoup d’étrangers car le café est mentionné dans presque tous les guides. Ils sont nombreux pendant les vacances, au printemps et à l’automne. Certains touristes viennent juste pour visiter le café. Ils font le tour et s’arrêtent surtout devant le tableau ‘Le buveur d’absinthe’. »

Ce tableau, créé en 1901 par le peintre tchèque Viktor Oliva, est en effet devenu le symbole du Café Slavia, même si, aujourd’hui, on ne peut y admirer que la copie de la peinture originale. « Piják absintu », exprime, tout comme les autres « buveurs d’absinthe », peints par Manet, Picasso ou Maignan, l’esprit « fin de siècle ». La boisson symbolique de cette époque, l’absinthe, est personnifiée sur le tableau d’Oliva par une jeune femme séduisante et démoniaque, une fée verte, assise sur la table, à côté du buveur désabusé. La fameuse « fée verte », figure-t-elle toujours au menu du Café Slavia ? Lucie Kleknerová :

« Oui, oui. Nous servons par exemple du café à l’absinthe, il s’appelle Café Slavia. C’est en fait un café viennois, avec de la chantilly sur laquelle on verse un peu d’absinthe. Ou alors nous servons du champagne Bohemia Sekt avec une goutte d’absinthe… Le spiritueux en tant que tel, nous le servons ‘à la tchèque’, c’est-à-dire avec une petite cuillère spéciale, une pelle à absinthe, sur laquelle on met un morceau de sucre trempé dans l’absinthe et on le fait brûler. On boit ensuite l’alcool avec du sucre caramélisé. Un petit verre coûte 80 couronnes. Les étrangers aiment l’absinthe plus que les Tchèques, il a toujours la réputation d’un alcool interdit. »

Les Tchèques, en revanche, ont pris l’habitude de déguster au Café Slavia des escargots.

Photo: Štěpánka Budková
« On prépare un menu à base d’escargots pour le déjeuner du 24 décembre. C’est devenu une véritable tradition à Prague d’aller manger des escargots au Slavia à Noël. Même pour moi, qui ne suis pas originaire de Prague, c’était surprenant. On sert une soupe d’escargots à la crème fraîche et au thym, des escargots au beurre persillé et une brochette d’escargots au lard, avec de la purée de pommes de terre. »

Comme nous l’avons déjà dit, Lucie Kleknerová est manager du Café&Restaurant Slavia. C’est une société anonyme qui gère le Café en tant que tel, ainsi que trois restaurants et bars qui se trouvent dans le même bâtiment, au palais Lažanský : il s’agit du Restaurant du Théâtre (Divadelní restaurace), où les gens viennent surtout pour les repas de midi et où ils peuvent suivre aussi des événements sportifs. Sur le quai Smetana se trouve le restaurant Parnas, qui offre, tout comme le Café Slavia, une vue magnifique sur le Château de Prague. Il a une ambiance romantique et convient particulièrement aux fêtes de mariage. Enfin, le Club Lažanský, situé au-dessous du restaurant Parnas, est un bar d’étudiants de la FAMU, la célèbre école de cinéma de Prague qui jouxte le Café.

Lucie Kleknerová nous donne encore quelques précisions sur le menu du Café Slavia :

« Le Café Slavia est un café-restaurant. Nous proposons des repas chauds – des spécialités de la cuisine tchèque comme la ‘svíčková’, du goulasch ou du canard, aussi bien que des steaks, des poissons et des repas saisonniers, sans oublier de petits chocolats et des gâteaux maison. Il est vrai que la cuisine chaude n’est pas une tradition dans ce Café. Il y a dix ans, on ne proposait que des saucisses, des œufs, du fromage de tête et des ‘chlebíčky’, donc des petits sandwichs tchèques, ainsi que de petits gâteaux ordinaires que l’on pouvait acheter partout, des ‘větrníky’, des ‘indiány’ etc. »

Le Café Slavia revit vers 17 heures, quand le pianiste Václav Švejdar s’installe devant son instrument, au milieu du local. Dans la soirée, il est difficile de trouver une place libre au Slavia. Le Café parle toute les langues, on y mange, boit, fume et discute. La musique de fond est très agréable, mais ce n’est qu’un souvenir du passé… Václav Švejdar :

« Je me rappelle que nous jouions du jazz au restaurant Parnas. Cela fait longtemps déjà. A l’époque, j’étais bassiste. Dans les années 1960, on jouait dans tous les cafés de Prague. C’étaient des orchestres de huit, dix musiciens dans les grands cafés, sur la place Venceslas, et des trios ou des duos dans des cafés plus petits. Cela n’existe plus aujourd’hui. Vous savez, chaque café représente une ambiance et un espace différents. Moi, j’ai besoin d’être en face des clients, d’avoir un contact visuel avec eux, pour voir dans quel état d’esprit ils se trouvent, s’ils sont venus écouter ou s’ils ne veulent pas être dérangés par la musique. En plus, je suis tout seul, je remplace tout un orchestre. Il faut que les gens aient l’impression d’entendre le violon leur raconter une histoire, la contrebasse… Le problème est que de tels arrangements pour piano n’existent pas. »

Václav Švejdar et ses collègues pianistes jouent au Café Slavia tous les jours entre 17 et 23 heures. Rappelons que le Café est ouvert dans la semaine à partir de 8 heures, les week-ends à partir de 9 heures et il ferme tous les jours à minuit. Plus d’informations au www.cafeslavia.cz