Vojtěch Saudek, compositeur de musique électro-acoustique et petit-neveu de Franz Kafka
Vojtěch Saudek. Ce nom est peut-être inconnu pour vous, et pourtant, ce compositeur tchèque de musique électro-acoustique est issu d’une famille au nom prestigieux, connu de tous : Kafka. Disparu trop tôt à l’âge de 52 ans, en 2003, Vojtěch Saudek revendiquait cette filiation et cet héritage, notamment dans sa création, mais ne saurait y être résumé. C’est à la fois pour évoquer son apport à la musique contemporaine française et l’histoire d’une famille marquée par l’Histoire, et notamment la Shoah, que Radio Prague Int. est allé à la rencontre de son fils, Nathan Saudek.
« Je m’appelle Nathan Saudek. Je peins et je fais de la musique aussi. Il n’y a pas grand-chose de plus à dire. »
Vous vivez à Prague…
« Je vis à Paris et à Prague. »
J’avais très envie de parler de votre père Vojtěch Saudek, dont j’ai découvert l’existence récemment et qui est injustement méconnu. Le Centre tchèque lui a rendu hommage il y a un an et quelque dans le cadre d’une soirée organisée par vous-même, votre mère Agnès Delume et Marie Verhoeven, programmatrice du Centre à l’époque. Votre père était compositeur et une figure de la musique contemporaine, expérimentale. Il est né ici à Prague, mais a vécu également en France à partir du début des années 1980. Il est décédé en 2003. Vous dites vous-même que vous faites également de la musique. C’est une filiation ?
« Oui. Quand j’étais petit, il jouait Bach tout le temps. Donc la musique fait vraiment partie de mon éducation. Mais je ne suis pas un musicien, je ne suis pas un auteur dans la musique. Je ne peux pas inventer, créer comme lui et faire une composition. Mais je pense que j’ai un sens de la musique en raison de cette éducation. »
Votre père a fait des études de tchèque et d’anglais, mais il s’est très vite tourné vers la composition. D’où venait chez lui cette envie de créer de la musique ?
« Quand il était petit, son grand-père, Josef David, jouait du piano et du violon. Il a d’abord appris le violon avec son grand-père. Une amie de la famille qui s’appelait Eliška Kleinová a été sa professeure de piano. Il était un très bon élève, il lisait énormément et était épris de culture. Il aimait beaucoup la musique, mais après, il a dû faire des études d’anglais parce que dans la famille, il fallait faire des études sérieuses. Juste après ses études, il a un peu travaillé, mais pour lui, c’était insupportable. Il a voulu recommencer des études en musique, or c’était très rare à cette époque de recommencer de nouvelles études. »
Donc la musique était très présente dans la famille, mais l’anglais aussi qui venait de son propre père…
« Oui, Erich Saudek était alors le meilleur traducteur tchèque de Shakespeare, il était d’ailleurs aussi dramaturge avant d’être traducteur. Il adorait son père qui est mort quand les enfants étaient très jeunes. C’était la figure de la maison, et ça les a énormément marqués. »
Vous disiez que quand vous étiez petit, vous entendiez Bach à la maison. Sur quoi le jouait-il ?
« Au violon et au piano. Il avait deux pianos dans un petit appartement en France et il jouait. Moi, je me souviens de beaucoup de piano, beaucoup trop de piano. En tant qu’enfant, c’était presque insupportable. »
Sa transition vers la musique expérimentale ou plus électronique se fait à quel moment ?
« Il a eu une éducation ici au conservatoire de Prague. C’était vraiment une éducation normale, où il a été formé à la manière tchèque. Il est parti en France parce qu’il a rencontré ma mère. Ma mère lui a trouvé, avec Guy Reibel, une possibilité de profiter d’un an en tant qu’étudiant au conservatoire de Paris. Mon père a saisi l’occasion et pour lui, ce n’était pas impossible, c’était même intéressant d’essayer quelque chose de nouveau. »
J’imagine que ça a été difficile pour lui de partir de la Tchécoslovaquie dans les années 1980…
« Clairement, mais je pense aussi qu’il y avait un vrai malaise pour lui à rester ici, qui était lié au communisme d’un côté, mais qui était aussi presque existentiel. Je pense qu’il y avait probablement une frustration et qu’il était obligé de se bousculer lui-même pour confronter, je pense, son talent et sa personnalité. »
Il a rencontré votre mère, est-elle elle aussi musicienne ?
« Ma mère, elle est plutôt comédienne, mais elle est aussi chanteuse. C’est comme ça qu’ils se sont rencontrés. Ma grand-mère accueillait des jeunes qui venaient faire des études à Prague. Elle a hébergé ma mère et ils se sont rencontrés comme ça. »
J’aimerais aussi parler de ses influences et de ce qui inspirait Vojtěch Saudek. Pour commencer, il y a Shakespeare, qui est un fil rouge dans l’histoire familiale. Il a d’ailleurs réédité des traductions de son propre père…
« Oui, il a fait un gros travail. Il y a eu une réédition où il a lui-même tout annoté. De mon point de vue, il a fait énormément pour la mémoire de cette famille et pour le respect des gens qu’il aimait dans cette famille. Il a fait beaucoup de compositions avec les propres textes de son père. Il a fait des morceaux pour piano et voix, des morceaux autour des personnages de Shakespeare : il y a un son pour Juliette ou Othello, Hamlet, aussi. Je pense que ça lui plaisait tout particulièrement de composer avec un thème historique, ou en tout cas lié à la mémoire. Il aimait avoir un thème très épais. »
Un thème chargé ?
« Voilà, chargé en mémoire ou en culture. »
La marque de la Shoah, la marque d’Ottla
C’est important parce que parmi ses influences, ses inspirations, il y a une partie importante de sa création qui est aussi un hommage aux victimes de la Shoah. On pense notamment à ce concerto à la mémoire de Gideon Klein, ce compositeur juif, pianiste, qui comme d’autres artistes tchèques juifs a été enfermé à Theresienstadt/Terezín. Vous citiez tout à l’heure le nom de sa sœur, Eliška Kleinová, qui a formé votre père au piano et qui, contrairement à son frère, assassiné, est une rescapée des camps de concentration. Tout cela est également important dans sa composition.
« Mon père pensait que Gideon Klein était un très grand compositeur. Évidemment, Eliška Kleinová le pensait également. À la base, c’était un virtuose du piano, mais il n’a pas composé tant que ça puisqu’il est mort à 25 ans. Cela dit, il a fait des choses d’un très, très haut niveau pour quelqu’un mort aussi jeune. C’est évident que la Shoah l’a aussi énormément touché. Mais ce qui le touche en premier, c’est surtout la disparition de sa grand-mère, Ottla, qui est morte dans les camps, et de surcroît, en affrontant son destin d’une manière particulièrement frontale. Elle était encore mariée à Josef David. D’après mon père, c’est elle qui a forcé le divorce pour protéger encore plus ses deux filles qui étaient à moitié juives par elle, pour se retirer encore davantage de cette famille et en acceptant d’être celle qui serait déportée. Elle semble avoir décidé de se retirer pour prendre sur elle toute la fureur nazie. Ensuite, même après sa déportation à Terezín, elle écrit des lettres que la famille a récupérées, où elle parle à ses filles, où elle essaye de les rassurer sans leur mentir pour autant. Quant à la façon dont elle s’est retrouvée à Auschwitz, c’est elle qui a décidé d’être l’escorte d’orphelins de Bialystok. Elle a choisi de les accompagner pour les rassurer alors même qu’elle savait très bien où elle allait. Il y a presque un côté sacrificiel, très impressionnant chez cette femme, et qui, à mon avis, ne s’exprime pas seulement dans sa mort, mais dans toute sa vie. C’est quelqu’un qui a toujours accepté de se dévouer, ou de se mettre en avant, si quelque chose de désagréable arrivait. Je pense que mon père était incroyablement admiratif de sa grand-mère. »
Il faut quand même rappeler que cette femme dont on parle Ottla, c’est Ottla Davidová, née Kafková, qui était la sœur préférée, dit-on, de Franz Kafka. Ce qui fait de votre père le petit-neveu de Franz Kafka, et vous, l’arrière-petit-neveu de l’écrivain pragois. Věra Saudková, la mère de votre père, était l’une des deux filles d’Ottla Davidová Kafková.
« C’est cela, vous avez tout dit. »
On peut dire que, vraiment, cette histoire-là a marqué durablement votre père et transparaît dans son œuvre.
« Sa grand-mère, c’est certain. Je ne sais pas si on peut parler d’épigénétique, mais c’est en effet extrêmement lié à cette personne. Je pense qu’il voyait en elle un courage qui l’inspirait. Il admirait énormément sa grand-mère, son humanité par rapport à Kafka également. Ce qu’Ottla a fait pour Kafka est aussi inestimable, car elle a eu beaucoup d’humanité pour lui. Kafka n’était pas quelqu’un qui avait forcément besoin d’être accueilli, mais disons qu’elle l’a accueilli de la bonne manière. »
Elle le comprenait, c’est cela que vous voulez dire ?
« Pas forcément... Ce qui est drôle, c’est que des trois sœurs Kafka, Ottla était probablement la moins littéraire. D’après les lettres que l’on possède, c’était une personne très entière. Évidemment, en tant que frère et sœur ils se comprenaient, mais l’intérêt n’est pas tellement qu’ils se soient compris : je pense surtout qu’elle savait le prendre tel qu’il était, tout simplement. Ottla était ce genre de personne. Je pense qu’elle savait prendre les gens. »
Dans un entretien pour France Culture de 2003, votre père revendique vraiment cet héritage. Il y dit que l’esprit de Kafka flotte sur son œuvre. Il vous en parlait comme ça ?
« Absolument pas. Même moi, en l’écoutant, j’étais surpris de l’entendre le revendiquer. Il est mort quand j’étais relativement jeune, alors que j’avais 16 ans. Je crois qu’il avait offert un livre des œuvres complètes de Kafka à mon frère, mais je pense qu’il voulait y aller progressivement sur ce sujet. Il ne voulait pas nous rajouter une charge en nous disant : ‘Voilà le monument de la famille. C’est ça, votre héritage’. Peut-être qu’il avait lu des théories de l’éducation. Je ne pense pas qu’on ait beaucoup parlé de Kafka à la maison. »
De l’humour dans l’art
Une de ses œuvres s’appelle « Les Recherches d’un chien » est inspirée d’une nouvelle de Franz Kafka. C’est intéressant de voir qu’il est allé trouver une œuvre peu connue de Kafka, et qu’il a composé autour de ce thème.
« Je pense que les Tchèques, en général, aiment beaucoup les chiens. »
C’est vrai !
« Et mon père aussi. En tout cas, c’est clair que d’après ce qu’il dit dans cette interview, c’est une œuvre qui le touchait particulièrement. C’est aussi écrit dans un texte où il parle de la manière dont il a composé cette œuvre. En tant que jeune compositeur tchèque plongé dans le monde compliqué de la musique française, spectrale, il se reconnaissait dans ce chien de Kafka (que rien ne prédisposait pour la science, ndlr). Il savait qu’il ne comprenait pas forcément tout, mais il voulait participer. Dans l’œuvre de mon père, c’est un peu ainsi. Il s’agit d’électro-acoustique et il utilisait des programmes à une époque où on en était aux débuts de l’informatique. Donc, on ne comprenait pas encore tout. Et lui-même, ce qui l’intéressait, c’était de ne pas l’utiliser de manière optimale, c’est-à-dire pour produire les sons les plus mathématiques ou les plus purs, mais d’une manière un peu… ridicule, où la machine ne fait pas exactement ce qu’on attend d’elle. Il y a donc un vrai jeu un peu malicieux dans sa manière de composer. »
De l’humour donc ?
« Voilà, c’est ça. Il y a un lien entre l’œuvre de Kafka et ce qu’a voulu faire mon père, c’est-à-dire quelque chose d’un peu malicieux. »
Avec l’idée de jouer avec soit l’auditeur soit le lecteur ?
« De jouer avec la réception des choses. Est-ce qu’on doit vraiment prendre ça tant au sérieux que cela ou est-ce que, finalement, c’est plus drôle ? »
Votre père dit quelque chose de cet ordre dans l’entretien pour France Culture. Or aujourd’hui, on essaie de redécouvrir Kafka autrement, de montrer qu’il n’était pas uniquement cette personnalité sombre, dépressive, etc., comme on a tendance à le considérer à l’Ouest. Votre père, parce que c’était quelqu’un de sa famille, mais aussi en bon Tchèque qui se respecte, savait que Kafka était aussi quelqu’un de drôle. Finalement, c’est intéressant de voir que dans son travail de composition, votre père jouait sur ces deux aspects-là, avec ce côté un peu malicieux ou drolatique.
« Je comprends qu’on dise que Kafka est drôle parce que c’est vrai, même si je suis quand même un peu plus nuancé. J’ai aussi lu des lettres de ses sœurs et selon moi, à cette époque, au début du XXe siècle, à Prague, dans cette communauté juive, et spécialement dans cette famille, il y avait ce ton drolatique comme vous dites, cette manière de se critiquer les uns les autres, à se chercher la petite bête et à faire toutes sortes de métaphores très imagées sur la vie, sur comment se comportent les autres. C’était l’ambiance dans cette famille : on se critiquait, on se jouait l’un de l’autre etc. C’était une manière très sophistiquée de s’exprimer. Or cet esprit-là est totalement mort à cause de la Shoah. Et une grosse partie de ce côté drôle chez Kafka vient de cet esprit familial. »
Vous disiez que votre père était un peu en porte-à-faux, jeune Tchèque arrivant en France dans le monde de la musique contemporaine spectrale. Comment est-ce qu’il a trouvé ses marques en arrivant ?
« Les a-t-il trouvées ? C’est un peu radical de ma part, mais je ne suis pas sûr. Je ne suis pas sûr qu’il ait trouvé ses marques, parce que je ne pense pas que la musique de ce niveau-là en France soit un endroit où on trouve ses marques. Je pense qu’il y régnait une compétition extrême. Il y avait de grands musiciens, mais il est clair que mon père n’était pas habitué à cela. Ici, à Prague, il était sûr d’avoir un emploi, de trouver des boulots à la radio, parce que le système communiste était tel qu’il était logique d’avoir un travail qui s’approche de près ou de loin de l’éducation reçue. Or ce n’était pas du tout le cas en France, où tout est beaucoup plus relationnel. Mais il a quand même réalisé beaucoup de projets. Il a rencontré Tristan Murail par exemple. En tout cas, dans la musique électro-acoustique, c’est ce qui se faisait de plus raffiné. Mais est-ce qu’il a compris que c’était vraiment ce genre de fonctionnement en France ? Je pense que ce n’était pas son fonctionnement à lui, mais en tout cas, il a eu les opportunités. »
Qu’est-ce que vous voudriez qu’on retienne de votre père aujourd’hui ?
« Je n’attends rien qu’on retienne de mon père. Ce qui m’intéresse, c’est sa musique. Je pense qu’elle doit être plus connue, plus revendiquée par ceux qui s’intéressent à ce type de musique, à la fois la musique tchèque et la musique électro-acoustique. Je pense que ce sont les milieux qui devraient s’intéresser à cette musique, parce qu’il y a vraiment quelque chose de nouveau et une manière de faire qui lui appartient. »
En Tchéquie, vous pensez qu’il peut y avoir une réception favorable ?
« Je pense qu’il devrait y avoir une réception favorable. Je ne connais pas tous les compositeurs tchèques, mais un compositeur de ce pays se retrouvant au moment avec les compositeurs spectraux au début des années 1990, je ne pense pas qu’il y en ait eu beaucoup. Je pense en tout cas que ce qu’il a créé, c’est quelque chose de particulier. Donc si on s’intéresse vraiment à cette musique, il faut qu’elle puisse être jouée, tout simplement. »
Comment s’est déroulée cette soirée cette soirée d’hommage à votre père au Centre tchèque il y a un an ?
« Je pense que ça s’est très bien passé. Il y avait beaucoup de monde et des gens qui s’intéressaient vraiment à la musique. C’est clair que les gens sont touchés par cette musique, ou en tout cas ils voient une forme de grandeur. Ils savent qu’il s’agit de quelque chose, que ce n’est pas juste du bruit. Après, ce qui m’embête un peu, personnellement – et ce n’est pas seulement le problème de mon père, c’est le problème de tous les artistes en général – c’est que la reconnaissance comme ça, c’est très bien, mais ce n’est pas suffisant. Ce qui est intéressant, c’est de pouvoir être sûr qu’on puisse la jouer, que les gens qui s’intéressent vraiment à cette musique puissent la prendre en main et le faire circuler. Mais c’est le problème de tous les artistes : l’économie culturelle est de moins en moins bonne et c’est de plus en plus difficile de faire connaître. En tout cas sa musique mériterait de circuler et d’être plus diffusée. »
Extraits d’un entretien avec Vojtěch Saudek au micro de Christine Lecerf pour France Culture (2003).
Extrait musical :
Les Recherches d'un chien, Vojtěch Saudek (1990), d’après un conte de Franz Kafka pour violon et dispositif électronique
Ami Flammer : violon
Malena Fouillou et Jacques Warnier : réalisation informatique musicale (RIM) (2024)
Malena Fouillou : interprétation électronique
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