« Franz Kafka est mon ancêtre », ou l’étonnante histoire de l’ancien rugbyman Martin Kafka

Martin Kafka

Porter le nom de Kafka lorsque l’on vit à Prague ne peut pas être anodin. Et ce, encore moins lorsque l’on est probablement l’un des meilleurs joueurs qu’ait connus le rugby tchèque. Intimement liée à celle du célèbre écrivain pragois Franz Kafka, dont on commémore le centenaire de la mort ce lundi 3 juin, cette étonnante histoire est pourtant celle de Martin Kafka. Une histoire que l’ancien demi d’ouverture du Castres Olympique et du Racing 92, comme il en a désormais l'habitude depuis sa carrière à l'étranger, nous a bien volontiers racontée, dans un excellent français. En voici la première partie.

Martin, que représente pour vous ce 100e anniversaire ?

Photo: Juan Pablo Bertazza,  Radio Prague Int.

« Vous savez, c’est un peu drôle. Porter ce nom de Kafka a toujours été quelque chose de normal pour moi. Mais quand j’étais enfant, avant 1989, sous le régime communiste, Franz Kafka n’était pas un auteur très apprécié. Alors, oui, les gens connaissaient le nom de Kafka, mais à l’école, c’était un auteur dont on ne parlait pas. Ce n’est que lorsque je suis parti à l’étranger pour poursuivre ma carrière de joueur de rugby (d’abord en Espagne, puis plus tard en France et au Japon), avec l’intérêt constant des médias, que je me suis rendu compte que Kafka était beaucoup plus célèbre dans les autres pays en Europe qu’en République tchèque. C’était même un peu étrange. Finalement, c’est comme ça que j’ai pris conscience que j’étais vraiment lié à une référence de la littérature mondiale. »

Quel est le lien exact que vous possédez avec Franz Kafka ?

« Bon, ce n’est pas un lien direct, puisque Franz était le cousin de mon arrière-grand-père. Mais je porte effectivement le même nom, ce qui fait d’ailleurs parfois dire à ma mère que je suis malheureusement très kafkaïen dans ma manière de penser. »

Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

Martin Kafka | Photo: Guillaume Narguet,  Radio Prague Int.

« Je me remets constamment en cause et doute sans cesse, pas tant des autres d’ailleurs que de moi-même. Je me sens aussi un peu étranger dans mon propre pays, comme incompris. J’ai un état d’esprit un peu différent des autres. J’ai le sentiment de toujours recommencer quelque chose dans ma vie. C’est rarement une chose que je continue de faire, mais plutôt généralement quelque chose de nouveau. »

« Ce qui me semble être aussi très kafkaïen, est le fait que je ne me consacre pas aux choses que je crois connaître ou que j’ai apprises ou étudiées. La vie m’a toujours poussé à faire des choses pour lesquelles je n’ai pas le temps mais que je me dois quand même de faire tout en me débrouillant pour que, d’une façon ou d’une autre, elles soient faites le mieux possible. »

Cette nature « kafkaïenne », vous êtes le seul dans votre famille à l’avoir ?

« Oui, heureusement je suis le seul ! Mes deux sœurs, elles, sont ‘normales’, si je peux dire les choses comme ça. Croyez-moi, c’est difficile de vivre avec cet état d’esprit, de toujours se torturer la tête... »

Bien que le personnage soit aujourd’hui omniprésent à Prague, notamment pour attirer les touristes, Franz Kafka était un auteur juif de langue allemande, ce qui explique la certaine distance avec laquelle les Tchèques le considèrent. Qu’en est-il pour vous ? Sa vie et son œuvre, est-ce quelque chose qui se transmet dans la famille ?

Photo: Martina Kutková,  Radio Prague Int.

« C’est mon histoire. C’est mon ancêtre et ma manière de penser est liée à la sienne, si je m’en tiens aux dires de mes parents. Quand je vivais à l’étranger, j’avais trois mots pour me présenter : Prague, Václav Havel et Kafka. Mais en Tchéquie, je ne pense que Kafka soit aussi célèbre. Quand je jouais en Espagne, tous les médias me sollicitaient en raison de nom nom de famille. D’ailleurs, c’était drôle parfois parce que certains journalistes me demandaient si j’avais déjà parlé avec lui... Je leur répondais alors en leur demandant s’ils avaient une idée de quand il est mort. »

« Mais bon, avant de me parler de mon parcours de rugbyman, la première question concernait toujours ce nom de Kafka. Au moins cela m’a permis de prendre pleinement conscience de la grandeur du personnage. En Tchéquie, l’image de Franz Kafka a souffert, je pense, des quarante années de communisme. Son œuvre, dans tous les cas, n’était pas enseignée à l’école. En Tchéquie, quand je dis que je m’appelle Kafka, personne ne fait jamais le lien avec l’écrivain. Ici, je suis juste Kafka. »

Est-ce un nom courant en Tchéquie ?

« Pas tellement, même si j’ai déjà croisé deux ou trois personnes qui portaient ce nom mais sans lien avec notre famille ou avec Franz Kafka. Mais le nom peut aussi s’écrire avec un « v », cela donne alors ‘Kavka’ – comme l’oiseau, le choucas en français. Historiquement, nous avons aussi porté ce nom Kavka. C’est l’histoire et une erreur d’écriture qui a voulu que ce nom devienne Kafka. Tout ça pour dire que même si ce n’est pas un nom très répandu, des Kafka ou des Kavka, on en trouve. »

Source: Wikimedia Commons,  public domain

Beaucoup d’événements culturels sont organisés pour le centenaire. Cela vous pousse-t-il à vous intéresser davantage à votre ancêtre ?

Franz Kafka à la foire Svět knihy  (Le Salon du livre) | Photo: Juan Pablo Bertazza,  Radio Prague Int.

« Je ne pense pas, pour la simple raison, encore une fois, que j’ai toujours été un Kafka. Alors, cet anniversaire ne change pas grand-chose pour moi. Mais je vais vous raconter une anecdote : il y a quelque temps, j’ai discuté avec mon père qui, lui, doit avoir lu presque tous les livres qui existent au monde (sic). Je lui ai fait part de mon sentiment de me sentir enfin assez mûr pour me plonger dans une lecture approfondie de Kafka. Quand j’étais plus jeune, j’ai toujours refusé de le lire juste parce que je portais son nom. Mais aujourd’hui, je me sens prêt pour essayer de comprendre ce qu’il voulait dire, même si, au fond, comprendre Franz Kafka ne devrait pas être trop difficile pour moi, puisque c’est comme s’il fallait que je me comprenne moi-même. Et mon père m’a répondu que, oui, il me recommandait la lecture, mais que je devais aussi savoir que je ne finirai probablement pas le livre. Voilà donc où j’en suis... »

'Un médecin de campagne' | Photo: Vitalis

« Chez moi, j’ai plusieurs livres, dont la nouvelle ‘Un médecin de campagne’ avec laquelle je pourrais commencer. C’est en italien, parce que je m’efforce à travers la lecture d’entretenir le niveau de langue que j’ai atteint grâce au rugby. Je pourrais donc lire Kafka en italien. »

L’histoire de votre famille, c’est aussi celle hors du commun de votre grand-père et de votre grand-mère...

« Mon grand-père [Erich Kafka], qui était Juif allemand, a d’abord été un très bon joueur de football. Il a même joué à deux reprises pour l’équipe nationale d’Allemagne. À Prague, il défendait les couleurs du DFC Prag (fondé en 1896 par des étudiants de la communauté juive allemande de Prague et de l’Université Charles, le Deutscher Fussball Club a été un des grands clubs de l’Empire austro-hongrois puis de la Tchécoslovaquie de l’entre-deux-guerres, avant de disparaître à la fin de la guerre, en 1945). »

DFC Prag dans les années 1930 | Photo: DFC: Legenda se vrací

« Malheureusement, son histoire n’est pas seulement celle d’un sportif. La suite a été beaucoup plus tragique. Il avait fondé une première famille avant la Deuxième Guerre mondiale qu’il a perdue à cause des nazis. Ensuite, il a été arrêté à deux reprises et transporté vers les camps. À chaque fois, il a réussi à s’échapper, puis il s’est rendu à Bouzoulouk, en Russie, où se trouvait une unité militaire tchécoslovaque (c’est là que le Premier corps d’armée indépendant tchécoslovaque, avec le feu vert du gouvernement soviétique, a été organisé, à partir de 1942, sous le commandement du colonel Ludvík Svoboda, plus tard président de la Tchécoslovaquie entre 1968 et 1975). Il y a rejoint la brigade parachutiste. De là, je sais qu’il est ensuite passé par la Sibérie, qu’il a participé aux combats de la bataille du col de Dukla en Slovaquie, et c’est d’ailleurs là qu’il a fait la connaissance de ma grand-mère... »

La bataille de Dukla | Photo: VHÚ Praha

« Tout cela lui a valu d’être décoré de la Croix de guerre tchécoslovaque, mais a aussi abouti à la naissance de mon père après la guerre. Je pense que l’on ne peut pas même imaginer tout ce que cette génération a vécu et c’est pourquoi je suis moi, aujourd’hui, très sensible à tous les régimes totalitaires. Je dirais même que je suis anti-russe ou anti-chinois, mais l’Espagne étant devenue ma deuxième patrie, je déteste aussi, par exemple, le régime de Franco. Je pourrais aussi vous parler du Chili ou du Vénézuela de Nicolás Maduro, peu importe. Même si tout n’y est pas parfait, je serai toujours du côté de l’Europe démocratique, et je le suis d’autant plus que la famille du côté de ma mère a elle aussi beaucoup souffert du régime communiste avec des séjours en prison qui ont nui à la santé de certains de ses membres. Alors, oui, je suis particulièrement allergique aux discours pro-russes ou pro-chinois. »

Suite de l’entretien dans notre émission du mardi 4 juin.

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