Yahia Belaskri : « Le barbare, c’est celui qui attente à la vie humaine»
Début novembre dernier, l’écrivain et journaliste franco-algérien Yahia Belaskri était à Prague dans le cadre du Festival de la culture orientale. Si l’actualité nous a pris de cours et nous a empêchés de diffuser notre entretien avec cet intellectuel dont la voix est à entendre, nous sommes d’autant plus heureux de pouvoir vous faire partager sa pensée en ce début d’année 2016. Enregistré avant les attentats du 13 novembre, cet entretien est d’autant plus important à lire et à entendre aujourd’hui, car tout dans l’œuvre et dans le travail de Yahia Belaskri est un appel à la tolérance et au partage, à la communication entre les cultures, au métissage des identités. Humaniste de notre siècle, Yahia Belaskri croit en l’Homme et à la force de l’écriture et non des armes pour changer le monde et l’histoire. Une rencontre lumineuse que vous fait partager Radio Prague.
« C’est une grande figure pour moi et pour nous tous, pour les femmes et les hommes de ce monde et les gens de progrès. On pense à la révolution tchèque, la dissidence déjà représentée par cet homme qui a connu la marginalisation, le rejet, des problèmes avec le pouvoir communiste… Il est arrivé à devenir président d’une république démocratique. C’était un événement considérable, et d’autant plus qu’il donnait un exemple au monde. Il y a eu un mouvement de sympathie dans le monde. Pour moi, c’est une figure éminente et importante. »
Vous avez donc participé à cette conférence sur la question des migrations, un sujet actuel s’il en est. La crise migratoire agite les médias et l’opinion publique en République tchèque. Nombreux sont ceux qui sont méfiants vis-à-vis du modèle français. Est-ce que vous avez ressenti cette méfiance ?
« Bien sûr, je me suis renseigné, j’ai lu la presse. Mais j’ai envie de dire tout de suite : de quoi ont peur les Tchèques ? C’est un pays qui a une longue tradition, une culture, qui est un pays avancé, riche, même si les Tchèques ne le croient pas. Je ressens beaucoup de pessimisme de leur côté. De quoi ont-ils peur ? Mais les personnes venues d’ailleurs, ces étrangers, quelles que soient leurs origines, syriens, afghans, somaliens, ne menacent en rien la culture, l’économie, l’équilibre du pays. Au contraire. Ces femmes et ces hommes, quand ils partent de chez eux, ils partent pour des raisons qu’on connaît : la guerre, la répression. Et même pour des raisons économiques : ils souffrent et sont malheureux. Quand ils arrivent dans le pays d’accueil, ils l’enrichissent. Ils portent avec eux une vision du monde, une culture, une manière d’être. Quand ils sont accueillis avec dignité et respect, ils vont rendre à ce pays ce qu’il leur a donné. Quand les Huguenots ont été expulsés de France et qu’ils sont arrivés en Allemagne, en Hollande, en Suisse, ils ont été très bien reçus, alors qu’ils étaient des dizaines de milliers… Ils ont eu un apport extraordinaire pour leur pays d’accueil. Je crois qu’il y a un débat légitime, mais il n’y a pas à avoir peur de l’autre. L’autre n’est pas intrinsèquement un danger pour soi. Il peut nous enrichir. »
Avez-vous eu des retours de la part des personnes présentes à cette conférence ? Qu’est-ce qui les inquiète, qu’est-ce qui les intéresse, qu’est-ce qui les questionne ?
« J’étais agréablement surpris. Il y avait beaucoup de monde. Il me semble qu’ils ont reçu mes paroles de manière positive. Je pense que les gens présents sont des gens tolérants, ouverts, et ils sont venus pour comprendre et recevoir des informations que peut-être ils n’ont pas. De manière générale, ils étaient assez convaincus. Bien sûr, certains ont eu des avis différents, en évoquant la culture chrétienne. Je veux bien, mais si on parle de la culture chrétienne, il ne faut pas oublier que la chrétienté européenne a été fécondée par la chrétienté d’Afrique. Si on parle de transmission du savoir des Grecs, ça a été fait par la culture arabo-musulmane. Donc, entendons-nous bien : de quelle culture parle-t-on ? Une identité n’est pas figée, mais en mouvement. Comme l’a si bien dit Amin Maalouf, une identité peut être meurtrière, fermée sur soi-même en n’acceptant plus l’autre. Comment ne pas accepter l’autre alors que dès le moment où l’on naît, l’autre est là. »
J’aimerais à cet égard évoquer votre roman, Les fils du jour. Il s’agit d’une saga familiale sur trois générations qui parle de la colonisation française en Algérie, mais vue par les Algériens. Pourriez-vous résumer en quelques mots ce roman ?
« Ce roman vient bien sûr de mon cheminement d’écrivain. Depuis que j’écris, j’essaye de comprendre et de poser des questions sur mon histoire, sur celle de mon pays, l’Algérie, une histoire imbriquée avec celle de la France depuis 1830 mais aussi avec d’autres cultures, comme les Grecs, les Romains, les Vandales etc. A un moment donné, il m’a semblé important de questionner cette période du XIXe siècle qui est importante, avec la colonisation française de l’Algérie qui a été d’une brutalité incroyable. Il y a eu une résistance extraordinaire de la part des Algériens et notamment de l’émir Abd el-Kader. J’ai essayé d’explorer cette période dans sa complexité, parce qu’elle est complexe : il y avait certes la brutalité de l’armée coloniale mais il y avait en face les tribus. Comment vivaient ces tribus ? Comment ont-elles perçu cette brutalité qui les a décimées ? Dans ce cadre-là, il y a une histoire d’amour entre El-Hadj, le fils du chef de la tribu et une Espagnole, Agathe. Comment un individu, à l’échelle humaine, peut s’inventer quand il est placé dans les rails d’une histoire qui le dépasse complètement, la grande Histoire ? »J’ai l’impression que les romans qui s’intéressent à cette période de la colonisation sont rares. On parle beaucoup de la guerre d’indépendance algérienne mais on en oublie totalement les origines…
« Absolument. C’est ce qu’il me semble. En plus ce n’est pas tant la brutalité de l’armée qui m’intéressait que de comprendre la société algérienne de l’époque. En effet, on estime qu’en France sont sortis environ 3 500 ouvrages sur la guerre d’Algérie, ouvrages tout confondus. En Algérie aussi. Mais il y a très peu de choses du côté algérien sur la période coloniale. Mais je ne voulais pas faire un traité d’histoire. J’ai pris le prétexte de l’histoire pour traiter de cette humanité-là, à l’échelle de l’individu. C’est le regard algérien sur la colonisation, mais au-delà, c’est le regard d’un écrivain sur la condition humaine. »
Quels retours avez-vous eus dans votre pays d’origine sur ce roman ?
« Le roman est sorti il y a peu de temps en Algérie. J’étais au Salon international du livre d’Alger. Il a été très bien reçu. Les médias en ont beaucoup parlé. J’avoue que les gens sont venus acheter le livre, me rencontrer. J’ai eu des échos très positifs et j’en suis heureux. »Une phrase de votre roman est très belle : « Savez-vous ma chère Hjira, ce qu’est un barbare ? C’est celui qui ne reconnaît pas l’humanité de l’autre. » C’est évidemment une très belle phrase, qui résonne terriblement poétiquement et terriblement tout court avec notre époque troublée…
« En effet. Vous savez, le terme ‘barbare’ a été inventé par les Grecs pour parler de ceux qui n’étaient pas dans la Cité. Aujourd’hui, qu’est-ce qu’être un barbare ? Bien sûr, il y a la barbarie de Daech, l’Etat islamique qui brûle, tue, détruit. Mais à côté de cela, il y a la barbarie de Bachar el-Assad qui est un chef d’Etat avec une armée constituée. Il y a la barbarie américaine en Irak, la guerre d’Irak menée sous des prétextes fallacieux. On le sait maintenant. C’est quoi la barbarie ? Mais vous savez, on est toujours le barbare de l’autre. Mais pour moi, le barbare c’est celui qui attente à la vie humaine. Pour moi, la vie est un miracle et c’est peut-être la seule chose qui soit sacrée. J’espère que les religieux ne m’en voudront pas. Je comprends que pour les croyants, dieu soit sacré pour eux. Mais pour moi, c’est la vie qui est sacrée et fondamentale. Donc, ceux qui portent atteinte à la dignité et l’intégrité de l’Homme sont des barbares. Par contre, ceux qui inventent, ceux qui sont poètes, comme El-Hadj dans mon roman, ce sont ceux qui font partie de ce que j’appelle l’humanité du Beau. Ce sont ces gens qui regardent l’autre comme étant déjà une part de soi. »
C’est un véritable message de tolérance dans votre roman…
« Oui, dans ce roman, je fais aussi appel à la figure de l’émir Abd el-Kader, résistant à la colonisation de 1832 à 1837. Il a déposé les armes, il a été emprisonné en France, puis libéré par Napoléon III. Il est parti en Turquie puis à Damas où il a fini sa vie. A Damas en 1860, il y a un pogrom anti-chrétien de la part des Druzes musulmans. Et qui va sortir dans les rues ? C’est l’émir Abd el-Kader, avec les Algériens qui l’accompagnaient, pour défendre les chrétiens et dire : celui qui touche à un seul chrétien me porte atteinte à moi. Quand même ! Aujourd’hui, nous avons besoin d’une telle voix pour dire que ce n’est pas parce qu’untel est chrétien, juif, qu’il est mon ennemi, mais qu’au contraire, le chrétien, le juif, le musulman est mon frère… Tous sont mes frères. Celui qui est mon ennemi, plutôt mon adversaire, c’est celui qui s’attaque à l’intégrité de l’individu. C’est pour cette raison que j’ai fait appel à l’émir Abd el-Kader qui a dit cette célèbre phrase : « Tout être est mon être ». Nous sommes au XIXe siècle. Un siècle après, c’est Hannah Arendt qui parlera de l’autre en soi. »Finalement, vous rappelez aussi que cette région du monde a été une terre de métissage à cette époque. A l’heure actuelle, où les identités tendent à se replier sur elles-mêmes, on sent une vraie nostalgie d’un monde perdu où juifs, chrétiens et musulmans vivaient ensemble. C’est le rôle de la littérature aussi de montrer aux gens ce qui a été et qui s’est perdu ?
« Pour moi, ce n’est pas de la nostalgie, c’est un appel. Mais la littérature n’est pas le lieu pour montrer, c’est un lieu pour poser des questions. Si la littérature permet aux lecteurs de penser que le passé doit nous montrer la voie, pourquoi pas ? C’est peut-être un des rôles de la littérature. Ce que j’aimerais, c’est qu’on s’arrête un moment pour regarder l’autre. Le Syrien qui arrive, qui est exténué, parce qu’il y a une guerre monstrueuse qui se passe sur son territoire, vous le prenez il y a cinq ans, il n’avait pas envie de s’exiler et de partir de son pays ! Il vivait dans son pays, récipiendaire d’une histoire millénaire, métissée, où tout le monde vivait ensemble et continuait de le faire. Comment aujourd’hui peut-on, dans certains pays d’Europe, dire qu’on veut bien des Syriens, mais juste des chrétiens. Au nom de quoi ? Musulman serait-il devenu une infamie ? Ce n’est pas une infamie, c’est juste que je suis un homme avec cette croyance particulière comme le christianisme, comme le judaïsme et toutes les autres religions. »