Témoignage : un architecte tchèque dans le chaos du 11 septembre
Originaire de Plzeň (Bohême de l’Ouest), Jiří Boudník est architecte et écrivain. A 17 ans, il fuit la Tchécoslovaquie communiste pour les Etats-Unis où il a étudié l’architecture avant d'en faire son métier. C’est cette expérience qui l’a amené à prêter main forte aux secouristes après l’effondrement des tours du World Trade Center le 11 septembre 2001. De cette expérience il a également tiré un livre sorti en 2011. A l’occasion du 20e anniversaire des attentats qui ont bouleversé le monde, Jiří Boudník a accordé un entretien à Radio Prague International.
Pour commencer de manière chronologique, où étiez-vous quand vous avez appris qu’il y avait des attaques au World Trade Center ?
« C’était un mardi matin et j’étais à la réunion hebdomadaire de construction avec nos sous-traitants. Je gérais un projet de construction d’un nouveau palais de justice fédéral à Brooklyn. Mon téléphone a sonné, je l’ai pris et mon amie m’a dit : ‘Jiří, quelque chose de terrible s’est passé, un avion a foncé dans la tour, le pilote a sûrement fait un arrêt cardiaque’. Sur le moment je n’ai pas considéré que c’était quelque chose de choquant ou de critique donc je lui ai répondu que je la rappellerai plus tard. Mais quelques minutes plus tard, tous les téléphones ont commencé à sonner sur la table. Donc quelque chose était visiblement en train de se passer mais nous n’y avons pas prêté attention puisque nous étions en réunion. Ensuite, la porte s’est ouverte violemment sur le directeur qui a commencé à crier, je ne l’avais jamais vu dans cet état car c’est un homme très calme. Il disait qu’il avait vu un second avion foncer dans les tours et que cela devait être un avion militaire. Je pense qu’il a déduit cela de la couleur sombre de l’avion. Tout le monde est sorti du bâtiment. Nous nous sommes rendu compte que cela devait être une attaque et que c’était plus qu’un accident. Nous sommes allés jusqu’à la place Camden où nous avons vu les deux tours brûler. »
Vous êtes donc à Brooklyn, de l’autre côté de l’East River et vous décidez de traverser le pont. Vous ne saviez pas à ce moment-là qu’il s’agissait d’une attaque terroriste. Pouvez-vous nous décrire la scène ?
« Nous avons mis du temps à réaliser ce qui était en train de se passer. Nous avons entendu que d’autres avions étaient dans les airs, qu'un s’était déjà écrasé en Pennsylvanie et que le Pentagone avait été attaqué. Mais trente minutes après, je me souviens avoir essayé d’appeler des amis travaillant dans les tours mais je n'arrivais à joindre personne. Alors, ce qui m'a frappé, c’était le souvenir de 1993, huit ans auparavant, quand une bombe avait explosé dans le parking souterrain. J’avais une amie qui travaillait dans une des tours ; elle m’avait appelé et m’avait dit que tout était sombre, qu’il y avait de la fumée et qu’il fallait fuir par les escaliers. J’étais donc allé la rejoindre et je me souviens des camions de pompiers, des ambulances, toutes sortes de véhicules garés en bas de la tour (même un hélicoptère). Je savais donc que les secours allaient faire la même chose en 2001. Je ne m’attendais pas à ce que les tours s’effondrent mais je savais qu’un effondrement partiel se produirait, parce que j’ai étudié l’architecture mais aussi le génie civil donc j’étais conscient du fait que quelque chose allait tomber. C’est pourquoi j’ai décidé de les prévenir. »
Pouvez-vous décrire la situation, le chaos ambiant puisque personne ne savait ce qu’il se passait ? Avez-vous dû franchir des cordons de police ou de pompiers et comment les avez-vous convaincus que vous deviez aller sur les lieux ?
« Quand j’étais environ à mi-chemin sur le pont reliant Brooklyn à Manhattan, la première tour a commencé à s’effondrer. J’ai ensuite entendu à la radio que d’autres avions volaient et que les tunnels et les ponts étaient les prochaines cibles. Pour la première fois, j’ai eu peur et j’ai fait demi-tour pour retourner vers Brooklyn mais je me suis ensuite ravisé. Quand j’ai atteint l’Hôtel de Ville, la seconde tour a commencé à s’effondrer. A ce moment-là, c’était très poussiéreux, il y avait des nuages de poussière partout et je voyais seulement les gyrophares des voitures de police, là où il y avait des barricades. Je ne suis donc pas allé au pied des tours ce jour-là mais seulement le lendemain. Nous avons alors constitué un groupe de six travailleurs humanitaires avec des cordes et des seaux et nous avons rejoint les équipes de volontaires pour retrouver des survivants, ramasser les débris et tout ce qu’il était possible de faire à la main. Je suis allé au pont qui était évidemment fermé. Il y avait des barricades de la police et je les ai convaincus de nous emmener jusqu’aux tours. Ils nous ont emmenés dans leur camion et j’étais là-bas le lendemain matin. »
Dans ce groupe de volontaires, avaient-ils, comme vous, de l’expérience en ingénierie, en structures de bâtiments?
« Non c’était principalement des travailleurs du fer, des ouvriers. Ce n’étaient pas des architectes ou des ingénieurs civils mais ils étaient prêts à aider. »
Vous souvenez-vous de la première chose que vous avez faite pour aider en tant que volontaire ?
« J’ai d’abord remarqué qu’il y avait beaucoup d’eau sur le site car les pompiers avaient éteint le feu toute la nuit. Nous avions de l’eau jusqu’aux genoux. Je me souviens des camions de pompiers et des ambulances détruits. Tout était gris et monochrome, blanc et noir. Vous ne pouviez discerner aucune couleur. Il y avait déjà des chaînes humaines que nous avons appelées les ‘brigades des seaux’ pour déblayer les décombres et j’en ai fait partie. Mais je me suis ensuite rendu compte que ce n’était pas très efficace de rester ici, nous avions plutôt besoin de plans pour nous orienter dans cet amas d’acier. Cette idée m’est venue après avoir vu que les pompiers ne savaient même pas où était le nord et le sud et quelle tour était située à quel endroit. Cela s’explique peut-être par le fait que les pompiers qui connaissaient les tours sont morts dans l’attentat donc les pompiers présents venaient de Long Island, du New Jersey ou étaient jeunes. De plus, les tours ne faisaient pas partie du plan départemental car elles étaient la propriété des autorités de New York et du New Jersey. Les plans ont donc été difficiles à trouver. »
Normalement, le département des bâtiments de New York aurait eu des plans de chaque bâtiment mais dans ce cas…
« Dans ce cas, ils ne les avaient pas et les plans étaient enterrés. J’ai trouvé un ensemble de plans dans un centre de commandement mobile du PAPD, le département de Police de l’Autorité portuaire, donc je les ai convaincus de me les donner. J’en ai fait sept copies - j’étais plus préoccupé par les plans des souterrains puisque les bâtiments avaient sept niveaux souterrains - et je les ai distribuées aux différents organisations qui formaient un nouveau poste de commandement (le FBI, FDNY [Fire Department of NY], la CIA). »
Vous étiez préoccupé par le fait qu’il pourrait y avoir des dégâts supplémentaires si les parties souterraines n’étaient pas dégagées, vous vous en êtes donc occupé?
« Cet effort volontaire a été très utile pour dégager les débris car cela a pris beaucoup de temps avant que ce ne soit bien organisé et structuré. J’avais peur qu’il y ait des effondrements partiels donc les plans nous ont bien aidés, surtout les pompiers. Les plans étaient censés nous aider à nous repérer. Le jeudi, pendant la visite du président Bush, les pompiers ont dit à une réunion qu’il y avait une rue de la Liberté ou une place de la Liberté mais ils ne savaient pas ce que c’était. Ils ne pouvaient pas vraiment lire le plan des étages donc est née l’idée de construire un modèle 3D du bâtiment, ce qui m’a pris tout le week-end. Le lundi 18 septembre, j’ai donné mon plan au poste de commandement. »
Il faut bien avoir en tête que cela s’est passé il y a vingt ans, quand nous n’avions pas la même technologie que maintenant, donc qu’est-ce que cela impliquait de construire un modèle 3D ?
« Le premier modèle était vraiment brut, en papier simple. Il comprenait toutes les rues autour mais je ne pouvais pas accéder à ces plans. J’ai dû réveiller le président de Copy Union car on ne voulait pas me laisser aller dans sa bibliothèque et je savais que nous avions une copie d’un plan de New York qui incluait tous les bâtiments. Même s’il n’y avait pas les petits détails, cela m’a beaucoup aidé. J’ai contacté deux de mes camarades de classe et nous avons passé tout le week-end à construire un nouveau modèle. Et quand mon partenaire a été chargé de toutes les opérations, il a dit ‘c’est bien, peux-tu rester avec nous ?’ et il m’a donné accès aux photos des étages. J’ai dit que c’était super car je pensais qu’effectivement il devait y avoir un modèle sur ordinateur. Un programme nommé MAIA a permis une animation en quatre dimensions avec des mouvements et une animation vidéo des tours en train de s’effondrer. Cela était très utile pour créer des vues de certaines parties explosées et aux pompiers pour passer en toute sécurité dans certains endroits qui étaient déjà en train d’être démantelés. »
Donc pour identifier les zones prioritaires pour le déblaiement des décombres, pour préserver l’intégrité de ce qui restait et pour le faire rapidement. Cela les a aidés pour quoi d’autre?
« Pour commencer je pense que cela a aidé dans le sens où il n’y a pas eu de victimes durant les six à huit mois de démantèlement des décombres. Cela nous permettait de dire quelles parties du bâtiment étaient dangereuses, ce qui a donc probablement été utile dans ces opérations quotidiennes. »
Je voudrais retourner un peu en arrière. Vous avez dit qu’après vos six mois de volontariat, vous avez fait une dépression et vous avez écrit une version en tchèque du livre avant le dixième anniversaire de l’attentat. C’était une sorte d’acte cathartique pour vous aider à surmonter ce stress post-traumatique. Pouvez-vous décrire ce qui s’est passé dans votre tête ?
« J’ai commencé à prendre des notes car j’aime bien tenir un registre de tout ce que je fais. J’avais donc du matériel sur lequel me baser. Maintenant, pour le vingtième anniversaire, j’ai décidé de publier une version en anglais et un livre audio enregistré avec Daniel Hauke. Donc, il y a maintenant le livre en anglais et le livre audio en anglais. C’est vraiment un acte cathartique de sortir toutes ces pensées et ces angoisses et de les poser sur du papier. Cela a pris plusieurs années pour le façonner et le peaufiner mais c’est maintenant un livre cohérent. »
Pouvez-vous partager avec nous certaines de vos impressions et comment cet événement a changé votre vision du monde et de la vie ?
« Cet événement a absolument tout changé. Jusqu’à ce jour, je voyais ma vie comme une balade tranquille. J’ai fui la Tchécoslovaquie, j’étais réfugié politique en arrivant aux Etats-Unis au printemps 1989 et j’ai passé deux ans dans un camp de réfugiés. Mais ce n’était rien comparé au traumatisme du 11 septembre avec notamment ce que j’y ai vu. C’était nécessaire d’écrire pour me sortir de ce stress post-traumatique. »
J’ai cru comprendre que la couverture montrait le dos d’un pompier qui a sauvé treize personnes des décombres. Comme nous sommes à la radio, pouvez-vous décrire l’image et ce que cela a représenté pour le pompier?
« La photo est le dos d’un pompier qui s’appelle Tiernach Cassidy. Il était pompier dans une caserne de Manhattan ce jour-là et il était de service la journée. Il ne faisait donc pas partie des premiers intervenants. Il était dans le deuxième ou troisième camion et cela lui a sauvé la vie. Cependant, cinq de ses ‘frères’, ses collègues sont morts ce jour-là et il ressentait la culpabilité du survivant. Il pensait 'pourquoi j’ai survécu? Je n’ai pas d’enfants’. Il a, en quelque sorte, voulu compenser cette douleur et a choisi la douleur physique dans son dos. Pendant un an, il s’est fait tatouer une magnifique photo dans le dos. Ce sont deux tours en train de brûler, au-dessus d’elles deux anges avec un linceul. Il y a aussi les cinq noms de ses collègues et il est écrit “All gave some, some gave all”. C’est un très beau tatouage, je n’en ai jamais vu de plus beau. Tout le monde s’est fait tatouer quelque chose pour commémorer ce qu’il s’est passé, mais celui-ci était le plus beau. Je lui ai donc demandé si je pouvais l’utiliser pour la couverture de mon livre et il était d’accord. »
Je voulais également évoquer la structure du livre. Dans une précédente interview vous avez dit qu’il avait trois couches : une du point de vue de l’architecte venu à New York en tant que réfugié et qui adore cette ville, ce qu’il s’est passé et comment vous l’avez vécu et enfin une couche ‘rêves’. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet?
« Comme vous l’avez dit, la base du livre est une lettre d'amour à New York et son architecture. La deuxième chose est l’histoire quotidienne de ce qui s’est passé à Ground Zero, des personnes que j’ai rencontrées. Mais, pour le troisième, j’ai choisi d’explorer l’idée des fantômes car nous avions tous l’impression de rencontrer des fantômes à Ground Zero. C’était peut-être la fatigue ou l’adrénaline mais il y avait comme une autre dimension existant là-bas. J’ai donc décidé d’explorer cette idée. Si [vos auditeurs] décident de lire le livre, ils comprendront pourquoi. »
Pour l’anniversaire du 11 septembre, vous allez partager votre expérience et parler de votre livre avec l’association littéraire et de bienfaisance de Bohême et vous serez depuis chez vous, à Plzeň ?
« Tout à fait. L’événement sera en ligne sur Zoom et organisé par la même association à New York. Des gens du monde entier pourront se joindre à nous pour discuter du livre et de plein d’autres choses telles que nos façons de commémorer et de se rappeler des événements du 11 septembre. »