150 ans de relations tchéco-russes
Slavophilie, panslavisme, méfiance, affrontements... Les relations entre les Pays tchèques et la Russie ne furent pas toujours idylliques... ni toujours conflictuelles. Nous retraçons pour vous 150 ans de relations houleuses entre la Russie et les pays tchèques.
La Russie et l'avènement du nationalisme tchèque (1850-1918)
A l'exception de la Bulgarie et de la Serbie, la Russie est jusqu'à la Première Guerre Mondiale le seul Etat-nation de peuplement slave en Europe, et tire de cette position un certain prestige auprès des penseurs slaves sujets de l'empereur François-Joseph.
Du moins, chez certains. En effet, la société tchèque est traversée en ces temps par un clivage entre slavophiles (partisans d'un rapprochement avec les autres nations slaves, dont la Russie) et les panslavistes (souhaitant que les Pays tchèques demeurent fidèle à l'empire d'Autriche Hongrie, lequel les protège contre les nationalismes agressifs séculaires de la Russie et de l'Allemagne). Il convient également de distinguer les notions de russophilie et de slavophile. La première, de plus en plus isolée, trouve ses fondements dans une admiration sans faille à l'égard de la Russie, quel qu'en soit le régime autoritaire. La deuxième conception reconnaissait une communauté de destin et une fraternité entre toutes les nations slaves, sans pour autant préconiser leur rapprochement politique au sein d'un même Etat panslave.
Intéressons-nous toutefois au courant panslave en Bohême, et en particulier à son principal représentant, Karel Kramar. En 1908, le juriste tchèque Kramar préside le Premier congrès Panslave, auquel participent également Russes, Polonais, Serbes et Bulgares. Si l'on ne peut affirmer que Kramar croyait réellement en un rapprochement politique des nations slaves, il est clair que son discours sur l'amitié entre les peuples slaves et leur respect mutuel pouvait être taxé de naïf. En effet, d'un point de vue tchèque, la Russie pouvait, au pire, représenter une menace lointaine, et était critiquée surtout en raison de son régime tsariste. Mais l'amitié slave se heurtait à l'occupation, bien réelle, de la Pologne par la Russie. Mais, de plus en plus isolé, Kramar continuait à croire en l'amitié slave et l'annexion, en 1908 de la Bosnie Herzégovine par l'empire austro-hongrois le détourna complètement de son allégeance à l'empire et le rapprocha sensiblement de Moscou, venant à souhaiter une fédération slave, dont la langue véhiculaire serait... le russe.
Les opinions de Kramar sont toutefois loin d'être majoritaires au sein de la population tchèque, le vrai clivage se trouvant surtout entre les Vieux Tchèques et les Jeunes Tchèques, tous deux s'entendant sur un point : le refus d'un éventuel rattachement des Pays tchèques à la Russie. Les Vieux tchèques souhaitent un Etat tchèque lequel se désolidariserait progressivement de Vienne, tandis que les Jeunes Tchèques préconisent la rupture brutale avec l'empire et la création immédiate d'un Etat tchèque. En dehors de ces clivages, Tomas Garrigue Masaryk répète dans son ouvrage « la Russie et l'Europe » que la Russie ne pouvait pas représenter un modèle de développement futur pour un Etat tchèque en raison de son caractère autocratique, et que la Russie ne saurait être garante de l'indépendance tchèque en raison de son expansion millénaire vers l'Ouest.
Accélérateur de l'histoire, la Première Guerre Mondiale vient bouleverser ces considérations. Durant les premières années du conflit, Kramar et Masaryk se distinguent complètement quant à la question de la création de l'Etat tchèque. Kramar affirme que l'empire russe est entrée en guerre contre l'empire austro-hongrois uniquement par « conscience de leur devoir de protéger les petites nations slaves », ce qui revient à oublier un demi-siècle d'affrontements diplomatiques entre les deux empires. Masaryk, plus réaliste, se tourne vers les démocraties occidentales, notamment la France et les Etats-Unis, et avec l'appui du pilote slovaque Stefanik, enrôlé dans l'armée française, convainc Clemenceau et Wilson du bien-fondé d'un Etat tchéco-slovaque.La défaite de la Russie, entérinée par la paix séparée de Brest-Litovsk de mars 1918, et surtout l'avènement de la Révolution bolchevique d'Octobre ruinent les espoirs de Kramar, d'autant plus que la Russie se retourne vite contre son voisin slave polonais et l'Armée Rouge, nouvellement créée, se rapprocha de Varsovie.
D'une guerre à l'autre (1918-1945)
Les Tchèques, dans leur majorité, ne font pas confiance à la Russie pour résoudre leurs problèmes. C'est d'ailleurs l'Occident qui accueille les espoirs des Tchécoslovaques d'un Etat indépendant. Dans ce même temps, la Russie effraie, du fait de la révolution bolchevique.La Première République tchécoslovaque, qui fut proclamée le 28 octobre 1918 s'inspire largement des démocraties occidentales victorieuses. La Tchécoslovaquie se dote ainsi d'un régime parlementaire démocratique, caractérisé par le multipartisme, à l'image du Royaume-Uni ou de la France, et rejette absolument le principe russe de la dictature du prolétariat et du monopole du Parti Communiste.
La Russie bolchevique est d'autant plus décrédibilisée qu'elle soutient par l'Internationale ouvrière la République des Conseils du Hongrois Bela Kun, lequel souhaite récupérer la Slovaquie méridionale. L'Armée Rouge s'était même dangereusement approchée des frontières du jeune Etat lors de la guerre-russo polonaise, entraînant une vague de crainte chez les Tchécoslovaques.
Toutefois, si la Russie de la révolution bolchevique constituait une menace pour la démocratie et les frontières de la Tchécoslovaquie, elle constitue surtout un avertissement à l'attention des autres pays quant aux dangers d'une aggravation des révoltes populaires et des jacqueries. En politicien habile et humaniste notoire, le président de la République Tomas Garrigue Masaryk tire les leçons des exemples polonais et hongrois, où la révolte socialiste a déséquilibré l'Etat et finalement amené la dictature, et souhaite concilier démocratie libérale et intégration des couches populaires à la décision politique. Il est conscient de la structure socioprofessionnelle des pays tchèques, où l'industrialisation a donné naissance à une classe ouvrière importante, et de peur d'une contagion bolchevique, les intègre à la vie politique tchécoslovaque.
Le 16 mai 1921, le parti communiste tchécoslovaque voit le jour, parrainé par Moscou. Ce parti restera légal et enverra des candidats au Parlement jusqu'en 1938. Masaryk sait par ailleurs qu'il doit composer avec un parti qui comptera jusqu'à 280 000 membres à son apogée.
L'attitude de la Tchécoslovaquie à l'égard de la Russie et in fine du parti communiste tchécoslovaque est radicalement différente de ses voisins. La Pologne, par exemple, se méfie de la Russie, par laquelle elle a déjà été envahie à plusieurs reprises. Il existait en effet en Pologne une peur séculaire à l'égard du géant russe. En Tchécoslovaquie, rien de tel, les Tchécoslovaques n'ayant jamais eu de contentieux territoriaux avec Moscou, et étant marqués par un sentiment à égale distance entre russophobie et indifférence à l'égard de Moscou.Toutefois, quant à sa défense, la jeune république tchécoslovaque fait d'avantage confiance à ses marraines, l'Angleterre et surtout la France avec laquelle elle signe un traité de coopération militaire dans le cadre de la Petite Entente, qu'à l'URSS. Cette méfiance est nourrie d'une part par l'instabilité et la volatilité des alliances signées par l'URSS, et plus significativement, par le Pacte de Non Agression entre l'Allemagne nazie et l'URSS. Cependant, l'alliance avec la France n'est qu'une garantie de façade, puisque la France et l'Angleterre cèderont aux chantages d'Hitler et donneront à l'Allemagne la région des Sudètes, en vertu des accords de Munich, puis n'interviendront pas lorsque celle-ci annexera purement et simplement les restes de la Tchécoslovaquie, se contentant de condamner verbalement cette invasion. Le discrédit de l'Occident en général, et de la France en particulier est alors total, et le souvenir de la trahison de Munich restera longtemps dans les esprits tchèques.
L'URSS mène alors une politique étrangère ambiguë : alliée à l'Allemagne en vertu du pacte Ribbentrop - Molotov et profitant de l'agression allemande pour annexer au passage la Russie sub-carpatique, à l'extrême est de la Slovaquie, elle se méfie toutefois de l'Allemagne et n'en condamne pas moins les accords de Munich ; sans doute non par fraternité panslave, mais surtout parce qu'elle n'a pas été invitée aux négociations. La rupture entre l'Allemagne et la Russie est consommée lorsque la Wehrmacht franchit la frontière russo-allemande, et la Russie se trouvera dès lors, comme la Tchécoslovaquie, au rang des victimes de la machine de guerre nazie. Les soldats de l'armée tchécoslovaque ayant réussi à fuir le pays se tourneront non seulement vers l'Angleterre mais aussi vers l'Armée Rouge afin d'organiser la résistance tchécoslovaque. Le gouvernement tchécoslovaque en exil à Londres, mené par Edvard Benes, entretient des contacts avec Moscou, et notamment avec le leader des communistes tchécoslovaques Klement Gottwald, le protégé de Staline. La libération de la Tchécoslovaquie est à l'image des rapports de force géopolitiques en Europe centrale entre les puissances occidentales et l'URSS. Si la Bohême occidentale et notamment la ville de Plzen sont libérées par les troupes américaines, c'est bien l'Armée Rouge qui débarrasse la majeure partie de la Tchécoslovaquie de l'armée allemande. Là encore, il ne s'agit pas d'un acte désintéressé, la libération de Prague restant un symbole dont Moscou espérait tirer profit dans le futur. Par ailleurs, Benes obtient de Moscou qu'elle appuie sa demande de non recevabilité des accords de Munich.Moscou tirera de ces gestes, en apparence gratuits, un prestige considérable auprès des Tchécoslovaques, et aux yeux de certains, une image de héros et de pays frère.