1989 et moi et moi et moi - Gilles Kepel : « Plus besoin de cacher des devises dans mes sous-vêtements »
Le professeur français Gilles Kepel dirige la chaire Moyen-Orient Méditerranée à l'École normale supérieure de Paris. Son grand-père Rudolf Kepl, né en Bohême, a participé activement à la fondation de la Tchécoslovaquie et son père, Milan Kepel, était entre autres le traducteur de Václav Havel en français. Pour Radio Prague International, Gilles Kepel est revenu sur son année 1989.
« Pour moi l’année 1989 représente la fin du communisme, c’est à dire qu’on a pu venir librement en Tchécoslovaquie avec mes parents. Avant 1989, quand je venais, je cachais dans mes sous-vêtements des Deutsche Mark, des Francs français et des Francs belges que mon père avait sauvés de ses traductions de Topol et de Havel pour qu’ils ne soient pas confisqués par l’agence Dilia. Il les apportait aux dramaturges tchèques, qui grâce à ces devises pouvaient s’acheter dans les magasins pour étrangers du saucisson, des chaussures – enfin tout ce que le ‘paradis socialiste’ ne permettait pas d’avoir. »
« Depuis 1989, je n’ai plus besoin de faire de trafic de devises quand je viens ici ! »
Vous souvenez-vous de votre arrivée à Prague après le 17 novembre 1989 ?
« Je n’en ai pas le souvenir précis. Je ne suis pas venu tout de suite, parce qu’à l’âge de 34 ans j’étais déjà très occupé par ce qui se passait dans le monde musulman : la fatwa contre Salman Rushdie, le retrait soviétique d’Afghanistan… »
« Et puis en France on s’intéressait dans mon milieu professionnel relativement peu à l’histoire du mur de Berlin et de la révolution de Velours parce qu’il y a eu l’affaire des trois jeunes filles qui portaient le voile islamique dans un lycée de Creil au nord de Paris. Cela avait beaucoup plus mobilisé la France en cette année qui était aussi celle du bicentenaire de la révolution française, et cela semblait poser un problème majeur à l’idéal de laïcité. »
Y avait-il chez vous ou au foyer parental beaucoup de médias tchèques, des visites de Tchécoslovaques ?
« Mon père Milan Kepel, qui est décédé cette année, était traducteur de Havel et de Topol. Il avait aussi adapté au théâtre Le brave soldat Chveïk de Hašek. C'est d'ailleurs ça qui nous a fait sortir de la misère en 1965. »
« Ma mère était, elle, française, donc on n’entendait jamais le tchèque à la maison. Mais au milieu des années 1960, quand il a commencé à travailler sur cette adaptation de Chveïk, il y a une une ouverture à ce moment-là, avant l’invasion de 1968, et il y avait des Tchèques qui venaient manger à la maison. Le premier mot tchèque que j’ai appris est donc ‘brambora’, ce qui révèle le régime alimentaire de l’époque. Depuis, j’ai appris ‘pivo’, ‘vino’ et des choses beaucoup plus sérieuses ! »
Rudolf Kepl, La Nation tchèque et les relations franco-tchèques
L’histoire de votre grand-père Rudolf Kepl (nom francisé ensuite sous la forme Kepel, ndlr) vous est-elle familière depuis votre jeunesse ?
« Il est mort quand j’avais trois ans, en 1958. Je ne me suis intéressé à son histoire qu’assez tard, quand mon père avait déjà la maladie d’Alzheimer, qui a duré près de dix ans. Il ne se souvenait pas des choses récentes, mais des choses anciennes uniquement, souvent mélangées dans sa tête. »« Comme j’avais des ressources intellectuelles et des relations, j’ai commencé à m’intéresser à la vie de Rudolf, qui est assez extraordinaire. J’ai découvert qu’il avait été un des fondateurs de l’idée tchécoslovaque avec sa revue La Nation tchèque et, avant d’être torpillé par E. Beneš, il a par exemple organisé l’exposition des Indépendants en 1910 à Prague, avec B. Kubišta notamment. »
« Au fond, il a été une sorte de passeur méconnu dans les relations franco-tchèques. Plusieurs collègues tchèques s’intéressent désormais à son histoire et nous sommes en train de penser à faire une fondation Rudolf Kepl. On a organisé un événement en 2015 au Centre tchèque de Paris, avec Jacques Rupnik et Antoine Marès, mais ici à Prague cela n’intéressait personne à ce moment-là. Maintenant j’ai un peu le sentiment de faire redécouvrir quelque chose d’un peu oublié, y compris par mes quasi-compatriotes tchèques. »
Pour votre père Milan Kepel, quelle importance a eue l’année 1989 ?
« Cela a été très important. Mon père avait été communiste après la Deuxième guerre mondiale pour embêter son propre père Rudolf, qui était très anti-communiste et très lié à Viktor Dyk. En 1989 il était bien sûr très heureux, mais Havel l’avait oublié… »
« Quand Havel est venu à Paris en mars 1990, avec Jacques Rupnik et Miloš Forman, j’avais demandé à Jacques d’organiser une rencontre avec mon père. Quand il s’est présenté, Havel a seulement dit ‘Ah oui Milan, ça fait si longtemps’ et il a tourné les talons… Cela a été une très grande frustration pour mon père, il en a gardé une blessure jusqu’au moment où la maladie a effacé sa mémoire. »
« Après la révolution de Velours, mon père dirigeait une société d’événementiel pour les entreprises et venait souvent à Prague dans ce cadre. Il a renoué avec son identité tchèque et on avait toujours des visites tchèques en France. Il a reconstitué dans le Val de Loire une petite maison qui était complètement identique à celle située près de Nadějkov, le village natal de mon grand-père. Il me faisait travailler comme un esclave pour creuser des trous et reconstituer les étangs de Bohême ! »
La généalogie familiale, sujet d'un prochain livre
Avez-vous encore de la famille ici ?
« Oui. Autrefois quand je venais faire des conférences à l’Institut français de Prague il y avait les vieilles amies de ma tante Jarmila, toutes mortes depuis, comme elle. Je suis le seul qui reste de la dynastie Kepel… »
Kepl n’est pas un nom très courant ici, avez-vous fait des recherches ?
« Je sais que mon grand-père a été baptisé en 1876 et que son père s’appelait Josef Kepl, intendant des domaines de la comtesse Karolina Vratislavová z Kokořova. »Recherches fructueuses donc…
« Ah oui cela m’occupe beaucoup ; j’ai écrit presque 300 000 signes sur le sujet déjà ! Ce ne sera pas le sujet de mon prochain livre, mais celui d’après. »
Après l’Islam, la Bohême !
« Oui, et dans tous les sens du terme : Rudolf est passé de la Bohême à la bohème. Il est arrivé le 17 mars 1908 à Paris pour tenir la rubrique ‘Montparnasse’ dans le journal Narodni Listy. C’était une époque de haute civilisation où il y avait une rubrique consacrée à Montparnasse dans la presse tchèque ! »