Emission spéciale 28 octobre avec Gilles Kepel, auteur de l’Enfant de Bohême
Spécialiste du monde arabo-musulman, Gilles Kepel signe pour la première fois un récit très personnel sur ses origines tchèques, à partir de l’histoire de son grand-père Rudolf (Rodolphe) et de son père Milan. « Enfant de Bohême », édité par Gallimard, est ce qu’il appelle une épopée familiale. Gilles Kepel a répondu aux questions de Radio Prague International à l’occasion de la fête nationale du 28 octobre.
Extraits :
On célèbre ce jour le 104e anniversaire de la création de la Tchécoslovaquie. La Première République était-elle quelque chose d’important et de transmis dans votre famille ?
« Cela a été très important mais ça n’a pas vraiment été transmis. Mon grand-père, Rudolf Kepl, était le secrétaire de rédaction de La Nation tchèque à Paris en 1915, lorsque ce premier organe de l’indépendance a été créé en français et dont les locaux étaient dans son domicile, rue Boissonnat à Montparnasse. Mais c’était quelque chose dont mon père n’avait pas vraiment conscience et dont il ne m’a jamais parlé. Je ne l’ai redécouvert que dans mon enquête pour ce livre Enfant de Bohême. Je me suis rendu compte combien cela avait été fondateur et que mon grand-père, que j’appelle Rodolphe K. dans mon livre, avait été aux côtés de Masaryk et avec Beneš – qui l’a ensuite écarté – l’une des personnes les plus actives dans ce phénomène. »
Masaryk, Beneš, Štefánik, Osuský – toutes les grandes figures de cette indépendance sont présentes dans votre livre, votre grand-père ayant été au cœur de cette histoire…
« Il était arrivé à Paris en 1908, essentiellement parce qu’il avait des ambitions littéraires et artistiques. Il a été le premier traducteur de Guillaume Apollinaire en tchèque et a organisé à Prague en 1910 l’exposition des indépendants avec la société Manes. Il était vraiment un passeur culturel entre Prague et Paris, tout en étant un militant de l’indépendance. Il était proche de Viktor Dyk, une personnalité qui a été le parrain de mon père Milan et qui a été très actif dans l’engagement nationaliste. Mon grand-père et lui ont participé aux fameuses émeutes de décembre 1897 et fui sous la mitraille. »
« Après la déclaration de guerre en 1914, le premier acte de gloire de mon grand-père a été d’avoir fortement contribué à faire en sorte que les Tchèques ne soient pas considérés en France comme des sujets austro-hongrois – et donc pas internés. Il écrit une tribune à la une du Journal des débats et il est entendu : les Tchèques sont exclus de l’internement. »
Ses relations avec Masaryk et Beneš ont été interrompues à cause d’une affaire de mœurs. En avez-vous découvert davantage ?
« Mon grand-père a été complètement mis sur la touche et oublié parmi les fondateurs. En 1915, le premier numéro du bimensuel La Nation tchèque est publié, Ernest Denis en est le directeur et Rudolf Kepl en est le secrétaire de rédaction, donc fait tout le travail. Beneš arrive en septembre à Paris, où il s’installe, et voit tout de suite que La Nation tchèque va devenir l’organe central de la mobilisation pour la Tchécoslovaquie, en Europe mais aussi aux Etats-Unis, où se trouve l’argent. Beneš y voit une opportunité pour lui d’en faire un enjeu de contrôle du pouvoir. Il fait tout pour écarter Rudolf, fait semblant de ne pas le connaître alors qu’il a été son élève au lycée de Vinohrady, et finalement sort une histoire de mœurs avec Rudolf qui serait le père de l’enfant d’une jeune femme qui est à l’hôpital. Masaryk réagit et son nom disparaît de l’ours du journal dès l’été 1916. »
« A partir de là, Rudolf intègre la légion tchèque et portera l’uniforme d’aspirant. Il sera très actif après-guerre aussi dans l’organisation de spectacles culturels à Paris. Il reste après dans la Bohème au détriment de la Bohême car il a une vision assez sombre de la Première République et s’épanouit davantage à Paris, où il est connu comme grand séducteur, comme Milan Štefánik – c’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles il a donné le prénom de Milan à mon père. »
A propos de prénoms et au-delà des polémiques sur les prénoms qu’affectionne la France ces dernières années, vous l’appelez Rodolphe dans votre livre et non Rudolf. Quant à vous, vous avez un prénom quasiment imprononçable pour des Tchèques….
« Oui pour moi l’équivalent tchèque serait Jiljí… Pour mon grand-père, quand il écrit en tchèque il signe Rudolf, mais quand il écrit en français et dans l’ours, il est Rodolphe. »
Est-ce lui qui a changé le nom de famille de Kepl à Kepel ?
« Non, c’est mon père, peu après sa naturalisation française en 1954, qui a ajouté ce ‘e’ pour des raisons phoniques. Je simplifie dans le livre en utilisant uniquement le monogramme K. comme patronyme, mais c’est aussi parce que ce livre est davantage une épopée, que je reconstruis à partir de ma propre sensibilité et en m’interrogeant sur ce que je suis devenu – je n’ai pas fait œuvre d’historien, ce n’est pas un essai comme mes ouvrages précédents sur le monde arabo-musulman ou sur les banlieues françaises. A partir d’un énorme travail d’archives, c’est davantage un travail pour exhumer une histoire familiale mais surtout pour, à travers celle-ci, permettre de repenser à la fois un bastion englouti de l’histoire tchèque et de voir comment quelqu’un dans mon genre était devenu arabisant et avait fait cette carrière. »
« J’avais commencé à travailler avec des traducteurs sur les archives familiales puis il y a eu la coïncidence de la maladie d’Alzheimer de mon père – il ne parlait plus que de ces choses très anciennes et de son père, et j’ai voulu essayer de lui rendre sa mémoire pour partager ce qu’il avait été – et de ma condamnation à mort par Daesh via l’individu qui avait tué le policier français Jean-Baptiste Salvaing et égorgé son épouse. Cela m’a mis dans une situation compliquée, avec protection policière. Tout cela m’a donné l’énergie d’écrire ce livre et en a fait pour moi une nécessité et une sorte d’accomplissement. »
Avez-vous découvert votre part de ‘tchéquité’ en écrivant ce livre ? Vous sentiez-vous très loin de cette Bohême avant d’écrire ce livre ?
« Avant de faire ce livre, je m’en sentais très loin. J’étais allé quelques fois avec mes parents à Prague. Mon père était traducteur de Václav Havel ; il remettait les droits à Havel en liquide lors de nos passages. A la frontière, j’avais dans mes sous-vêtements des devises avec lesquelles Havel pouvait faire des courses dans les magasins pour étrangers… »
« Pour moi ce livre a été l’occasion de redécouvrir non seulement Prague mais aussi la Bohême du Sud, près de Nadějkov et de Tábor, le lieu de naissance de mon grand-père. »
Comment avez-vous travaillé sur les documents d’archive en tchèque ?
« J’ai bénéficié de l’aide de deux jeunes traducteurs formidables, Alex Reznikov et Sophie Ireland, qui a fait sa thèse sur le surréalisme tchèque avec le professeur Aleš Pohorský. C’est justement lui qui va se charger de la traduction en tchèque de ce livre qui est un peu exigeant stylistiquement, mais comme il a traduit les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand je lui fais grande confiance. »
Avez-vous l’impression que redécouvrir vos racines en Bohême vous a donné une grille de lecture différente de ce qui se passe en Ukraine, avec en France des éléments de langage qui ont longtemps fait état d’une ‘guerre aux portes de l’Europe’, alors que ce n’est pas du tout le point de vue depuis Prague, où on voit la guerre ‘en Europe’, évidemment ?
« Oui, et j’ai essayé de le dire lorsqu’on m’a interrogé sur le livre récemment en France : cette partie de l’Europe n’est plus l’autre Europe comme on disait à l’époque du communisme, mais que c’est une partie de nous-mêmes et que nous sommes une partie d’elle-même. Quand je suis à Prague, je me sens certes un Français d’origine tchèque, mais je me sens surtout un Européen. On m’a dit que je pouvais récupérer la nationalité tchèque, mais j’aurais un peu peur d’être une pièce rapportée. »
Dernière question, liée à l’actualité en Iran : le régime iranien des ayatollahs a finalement tenu davantage d’années que le régime communiste en Tchécoslovaquie. Les Iraniens ont redécouvert les écrits de Václav Havel – ce régime est-il voué un jour ou l’autre au même destin que le régime totalitaire en place à Prague, selon vous ?
« Ce qui est très frappant est que la révolte vient de l’intérieur de la société, et en particulier de la femme et du corps de la femme, alors que le communisme avait fait exactement le contraire. Le libertinage, dont il est tant question par ailleurs dans mon livre, était encouragé, voire favorisé, par le régime communiste puisque tant que les gens étaient occupés à faire l’amour, ils ne faisaient pas de politique. En Iran c’est le contraire, et ce qui me frappe beaucoup, c’est que c’est une révolution du rapport de l’intime au politique. Quand vous voyez ces femmes qui se coupent les cheveux, cela mine infiniment plus le pouvoir des mollahs que des manifestations d’étudiants, de laïques ou de minorités ethniques. Je crois que c’est quelque chose de très fort et d’autant plus frappant que l’Iran est désormais un acteur de la guerre en Ukraine. Ce sont les drones iraniens Shahed – dont le nom signifie matyre en arabe et en persan – qui sont utilisés par les Russes pour causer des dommages aux Ukrainiens et massacrer des civils, notamment à Kyiv. »