1989 et moi et moi et moi - Milan Kňažko : « Dubček a pleuré quand je lui ai dit que Havel serait le président »
Direction Bratislava dans l’épisode d’aujourd’hui pour un petit tour du côté slovaque de la révolution tchécoslovaque de Velours. L’acteur Milan Kňažko était fin 1989 l’un des leaders de Verejnosť proti násiliu (VPN, le Public contre la violence en français), l’équivalent slovaque du Občanské fórum (OF, le Forum civique) de Václav Havel à Prague. A Bratislava, les étudiants n’ont pas été tabassés par les forces de l’ordre en novembre, mais il y avait aussi des rassemblements dans la rue.
« Le 17 novembre il n’y a pas eu de ‘massacre’ à Bratislava, mais il y avait déjà des jeunes dans les rues, des gens qui se rassemblaient pour demander le dialogue depuis plusieurs jours, voire plusieurs semaines. La situation était assez vivante. »
« Il y avait plusieurs publications de dissidents, comme par exemple Bratislava/nahlas (Bratislava/à voix haute), une publication dans laquelle les auteurs écrivaient sur la situation politique, sociale, environnementale, etc. Les jeunes s’intéressaient beaucoup au dialogue avec les autorités, mais les autorités refusaient, en arguant qu’il ne fallait pas déstabiliser le socialisme… »
« Le 17 novembre, j’étais à Bratislava, mais le 18 novembre je suis arrivé à Prague pour le spectacle annuel d’acteurs – des monologues d’une dizaine d’acteurs tchécoslovaques dans la salle Smetana de la Maison municipale. J’étais parmi ces acteurs. Le spectacle devait commencer à 16h, mais à 14h il y a eu une réunion des directeurs de théâtres pragois et ils ont décidé de se mettre en grève. Donc ils sont arrivés vers 16h30 en nous annonçant la nouvelle, et nous avons décidé après quelques minutes de discussions d’arrêter ce spectacle. Cela a donc été le premier spectacle annulé dans toute la Tchécoslovaquie. »Artiste émérite
« Je suis rentré à Bratislava et le lendemain, 19 novembre, aucun théâtre n’a ouvert. Les gens étaient dans la rue et nous avons commencé à organiser le VPN. Il faut préciser que je n’étais pas un dissident. J’étais un acteur qui faisait son métier sans s’intéresser tellement à la politique, qui n’avait pas grand intérêt sous le communisme. Je n’ai jamais été communiste, j’étais anti-communiste depuis mon enfance. Mon père a été prisonnier politique donc pour moi c’était clair, dès l’âge de 5 ans – j’étais anti-communiste avant de savoir ce que signifiait le communisme ! Je le sentais dans ma famille…»
« Je connaissais Václav Havel, parce qu’il était dans les milieux du théâtre et du film. Je l’ai rencontré en 1972 à Prague mais on ne se fréquentait pas beaucoup. C’est seulement quand il a écrit le manifeste Několik vět (Quelques phrases), que j’ai signé en juin 1989. J’ai ressenti après un changement de comportement à mon égard dans mon milieu professionnel. J’ai ensuite signé un autre manifeste pour la libération de prisonniers politique, enfermés parce qu’ils avaient déposé des fleurs là où ont été assassinés des enfants pendant l’invasion soviétique de 1968. Là j’ai ressenti encore plus un changement à mon égard. »« En septembre 1989, il y a eu une semaine du film tchécoslovaque à Madrid et Barcelone. Je n’ai pas été autorisé à y aller avec la délégation, alors que je jouais le rôle principal dans deux des films montrés là-bas. J’ai tenu à rencontrer le ministre slovaque de la Culture, ce qu’il a refusé. J’ai décidé de rendre mon titre d’’artiste émérite’ au ministère en octobre. C’est le moment où je suis devenu dissident – dissident pas organisé, même si je connaissais Václav Havel et Jan Budaj, mais plutôt dissident solidaire. »
C’était la première fois d’ailleurs qu’un acteur rendait ce titre d’artiste émérite sous le communisme…
« Oui, non seulement en Tchécoslovaquie mais aussi dans tous les pays du Pacte de Varsovie… »
Les larmes de Dubček
Fin 1989, le Slovaque Alexander Dubček est un temps pressenti pour présider le pays, avant que le choix s’opère naturellement sur le leader tchèque de la dissidence, Václav Havel.
« Finalement, ce sont nous qui avons aussi décidé que Václav Havel soit président. La décision a été prise à Prague et à Bratislava. Si on ne l’avait pas prise à Bratislava, Havel n’aurait jamais été président. Il était absolument nécessaire d’être d’accord. Nous avons décidé librement avec nos amis tchèques qu’entre Havel et Dubček, le choix de Havel était le meilleur pour plusieurs raisons. Et c’est moi qui ai dû dire à Dubček qu’il ne serait pas président, mais qu'il serait le chef du Parlement... »
Où et quand lui-avez vous annoncé ?
« Une première fois chez lui à Bratislava ; une deuxième fois en compagnie de Jan Budaj au parlement tchécoslovaque. Il a pleuré. Il était très émotif. Ce n’a pas été facile. C’était mon voisin à Bratislava, je le connaissais bien, je connaissais ses fils, c’est moi qui l’ai fait monter sur la tribune à Bratislava. »
« On était toujours un pays occupé par l’armée soviétique en 1989. A l’époque du Printemps de Prague en 1968, Dubček était le premier secrétaire du Parti communiste et il prônait un socialisme à visage humain. En 1989, c’était de l’histoire ancienne pour nous - nous étions absolument sûrs que le socialisme ou le communisme ne pouvaient pas avoir un visage humain, car il s’agit d’un régime inhumain. C’est la raison principale du choix naturel de Havel, qui n’avait pas ce passé communiste. »« C’est difficile pour moi de dire cela, mais Dubček n’a pas suffisamment refusé l’occupation soviétique. Il s’est soumis. Il n’a jamais dit :’Non, je ne suis pas d’accord avec l’occupation, soyez contre’. Il était contre ce régime mais peu à peu ils l’ont assimilé, détruit… »
Ils l’ont nommé ambassadeur…
« Ambassadeur en Turquie, non mais enfin ! »
Quels arguments avez-vous employé pour annoncer la nouvelle à Alexander Dubček, vous lui avez dit tout ça ou vous avez été plus ‘soft’ ?
« Non, plus soft bien sûr. Il y a avait plusieurs noms sur la liste des potentiels présidentiables en 1989. Il y a avait même le mien… Cela a duré seulement 24h et c’est moi qui ai dit à Prague que je ne présentais pas ma candidature mais soutenais Havel. »
« Il était très important de se mettre d’accord, parce que Dubček était beaucoup plus populaire que Havel en Tchécoslovaquie à l’époque. C’est important. Si vous demandiez aux gens sur la place Venceslas qui ils voulaient comme président, huit personnes sur dix auraient clairement répondu Dubček. Si vous aviez demandé ‘Qui est Václav Havel ?’, son nom n’était pas connu des ouvriers des usines ČKD ou en Slovaquie. »
« Ce n’est qu’après que nous avons fait un grand voyage en Slovaquie – je l’ai accompagné - pour faire la tournée, entre autres, des grandes usines métallurgiques, pour présenter Václav Havel. Aujourd’hui c’est peut-être drôle d’entendre ça. Václav Havel était très connu dans les milieux intellectuels de Prague, mais le pourcentage de la population tchécoslovaque qui le connaissait à l’époque était très faible. »