1989 et moi et moi et moi – Jacques Rupnik : « L’année se termine en beauté quand le président Havel me demande s’il peut compter sur moi »
L’année 2019 touche sa fin ; notre série consacrée à 1989 également. Mais avant de clore cette collection de témoignages autour du trentième anniversaire de la révolution de Velours, plusieurs entretiens sont encore à diffuser. Aujourd’hui celui réalisé avec le politologue Jacques Rupnik, l’un des spécialistes de l’Europe centrale et orientale les plus souvent consultés par les médias francophones. Né à Prague et parti en France à l’adolescence, Jacques Rupnik est revenu dans son pays natal fin 1989 pour devenir conseiller du nouveau président, Václav Havel.
Jacques Rupnik, où étiez-vous en 1989 ?
« J’étais à Paris, mais aussi beaucoup en Europe centrale. A Vienne, à Budapest et à la fin de l’année à Prague. Au fur et à mesure que tombaient les dominos du communisme je me déplaçais aussi… »
Pour y faire quoi ?
« A la fois pour observer, analyser et rencontrer mes amis. Quand vous passez vingt ans à vous occuper des dissidents, lorsqu’ils arrivent sur le devant de la scène ils sont dans de nouvelles situations passionnantes. C’était le cas à Budapest pendant l’été 1989, au moment où – on oublie parfois de le dire – le rideau de fer était déjà démantelé entre la Hongrie et l’Autriche… »
Vous êtes né du côté oriental de ce rideau de fer…
« Je suis né à Prague, où j’ai vécu jusqu’à l’âge de 15 ans, donc j’avais des liens forts avec le pays. L’ironie en 1989 est que j’ai beaucoup voyagé dans la région mais pour le 17 novembre j’avais préparé depuis des années une conférence sur les cultures politiques d’Europe centrale, avec des invités de toute la région à Paris. Donc grand dilemme pour un chercheur à la fois intellectuel engagé : que faire ? J’avais la possibilité de prendre mes affaires et partir immédiatement pour Prague. Mais on m’a dit que ce n’était pas possible – tous les billets d’avions étaient pris, toutes les réservations avaient été faites pour les invités. Comme c’était mon projet, je me suis sacrifié pour la science, si j’ose dire, et ai organisé cette conférence intitulée ‘Cultures politiques et pouvoir communiste’. »
Vous aviez aussi des invités tchèques…
« Oui, il y avait entre autres le philosophe Václav Bělohradský, qui habitait d’ailleurs chez moi. C’était assez éprouvant, car on était constamment au téléphone avec Prague, avec des amis… »Pouvait-on joindre Prague facilement ?
« Oui, on pouvait déjà appeler et surtout à ce moment-là les gens n’avaient plus peur. Avant on téléphonait sur un numéro considéré comme non écouté ou non surveillé… Là on pouvait téléphoner directement, car on était en plein dedans. »
« Il a donc fallu que j’attende la fin de cette conférence. Les textes m’ont été remis. Je les ai mis dans un carton et ne les ai jamais touchés depuis, car j’avais comme un blocage avec cette conférence. Vu ce qui se passe aujourd’hui en Europe centrale c’est peut-être le moment de ressortir ce carton, parce que les interrogations qu’on avait sur ce qui remonte à la surface dans les cultures politiques d’Europe centrale ne sont peut-être pas sans intérêt pour comprendre la situation actuelle. »
« Puis je suis arrivé au mois de décembre à Prague. J’ai eu un grand moment de connexion avec des gens que je connaissais à distance, avec qui je pouvais partager les moments d’euphorie. »
A quand remontait votre dernier séjour à Prague ? Aviez-vous encore de la famille ici ?
« Je n’avais plus de famille à Prague et ai habité chez un ancien camarade de classe, Oldřich Tůma, historien spécialiste du Moyen-Âge mais viré de la fac pour des raisons politiques et qui a été veilleur de nuit pendant 15 ans jusqu’en 1989. Il est ensuite devenu directeur de l’Institut d’histoire à l’Académie des sciences. »
« Mon passage précédent était pour un documentaire intitulé ‘The other Europe - L’autre Europe’ pour la télévision anglaise. Nous avons tourné en 1987-1988 dans tous les pays de la région. En Tchécoslovaquie nous avons eu beaucoup de difficultés. L’accès nous a d’abord été refusé mais nous avons pu venir en janvier 1988 à Prague. »« Notre programme était réduit au minimum : Pont Charles – Place Venceslas – Lucerna. Mais le dernier jour de tournage est une journée que je n’oublierai pas. On a commencé le matin chez Václav Havel pour l’interviewer et interviewer Milan Šimečka qui était venu de Bratislava. On déjeune puis on va à la réunion de leur revue littéraire samizdat où on retrouve les écrivains Milan Uhde, Ludvík Vaculík et Ivan Klíma, la fine fleur de la littérature dissidente. On a passé l’après-midi à discuter de leur prochain numéro et de la situation. Avec Milan Šimečka on est ensuite sorti pour se promener… »
Suivis par des agents de la StB ?
« Probablement, mais on ne faisait que parler en marchant, comme si on se connaissait depuis toujours. Je l’ai raccompagné au train pour Bratislava avant de rentrer chez Václav Havel, avec qui j’ai passé la soirée jusque très tard, avec Olga. »
Comment étaient-ils en janvier 1988 ?
« Ils étaient très confiants dans la justesse de la stratégie qu’ils avaient adoptée pour l’opposition, c’est à dire de progressivement élargir les sphères de son activité, développer les liens avec les dissidents des pays voisins et ne pas trop se fier à une hypothétique aile réformiste du Parti communiste. Parce que c’est ce qui se passait en Hongrie, où un parti réformateur était prêt à faire une table ronde, ou en Pologne. Pour Havel, cela ne pouvait arriver à Prague, il n’y avait pas d’illusion ou d’attente de ce côté-là. »
« Je me souviens avoir dit à Havel que Dubček venait de donner une interview au journal communiste italien L'Unità, dans laquelle il réclamait en gros le copyright sur la perestroïka, car il disait que ce que faisait Gorbatchev, il l’avait déjà fait en 1968. J’ai demandé à Havel ce qu’il pensait de cet entretien. Il m’a répondu : ‘L’interview est intéressante. Si, à la suite de cette interview, il arrive quelque chose à Dubček, mes amis et moi nous allons protester. Mais si, à la suite de l’entretien que j’ai fait avec vous pour la télévision anglaise, moi j’ai des ennuis, Dubček ne protestera pas, ne dira rien’. Voilà, c’était ça la différence entre l’homme de 1968 resté un symbole et ceux qui œuvraient dans la dissidence. »« Fin décembre 1989, je me retrouve au siège du Forum civique à fêter l’élection de Václav Havel à la présidence de la République. Un moment très émouvant, la fenêtre est ouverte, la foule est dans la rue, Václav Havel est là et à la suite de ça il me dit ‘Est-ce que je peux compter sur vous ?’. L’année se termine en beauté. La réponse est ‘Evidemment !’»