1989 ou la "movida" tchèque
Nous revenons aujourd'hui sur la Révolution de Velours, dont nous célébrons, le 17 novembre prochain, les 15 ans de sa genèse, marquée par les manifestations étudiantes à Prague. Insolite, cette révolution pacifique a cédé la place à un Etat qui ne l'était pas moins. Durant les deux premières années de liberté retrouvée, la Tchécoslovaquie pouvait passer pour une République dirigée par des artistes et des écrivains. S'il s'agissait là d'une exception notable dans le paysage politique européen, ce phénomène démontrait surtout une grande permanence historique.
Et ce constat étonné fut peut-être à la source d'une série d'images relayées par les guides touristiques, telles: "derrière chaque Tchèque se cache un musicien"... Force est pourtant de constater que le stéréotype repose sur une certaine réalité.
De passage à Prague dans les années 1960, le journaliste français Pierre Philippe notait déjà : "Jana, Hana, Zdenka lit, apprend, emmagasine tout ce qui passe à sa portée. La culture, la sacro-sainte culture, a chez la jeune Tchèque une place qu'on n'imaginerait pas ailleurs. Aux revues féminines, elle préfère les publications plus savantes. Il en est d'ailleurs d'excellentes comme la revue Divadlo (théâtre) ou Svetova literatura".
C'est dans l'une de ces revues, "Tvar", que le jeune Vaclav Havel fait ses premières armes culturelles autant que politiques. Car si tout le monde connaît la Charte 77 et les séjours en prison du dissident, on oublie parfois qu'il fut aussi dramaturge. Nous sommes en 1965. Comme la plupart des écrivains et artistes de sa génération - il a alors 30 ans - Vaclav Havel n'est pas inscrit au Parti communiste. D'ailleurs, la revue Tvar n'a, a priori, qu'un seul but : jouer et faire paraître ce qui lui semble bon.
Pourtant, derrière l'influence des pères de l'absurde, les pièces de Havel constituent aussi une dénonciation subtile de la sclérose bureaucratique. Dans "Le Rapport dont vous êtes l'objet", joué en 1964 au théâtre sur la Ballustrade, il tourne en ridicule la langue de bois officielle à travers l'invention d'une langue bureaucratique : le "pydétypède". Inutile, celui-ci sera remplacé par le "choruktor", tout aussi inutile... Dès les années 60, Havel n'aura de cesse de pointer le danger d'un langage idéologique et hors de la réalité. La vocation dissidente du futur président trouve sa genèse dans son activité de dramaturge.
Comment, dès lors, s'étonner qu'en novembre 1989, les acteurs de la culture figurent au premier plan des changements politiques ? Après la répression brutale de la manifestation du 17 novembre, de nombreuses personnalités de le la culture apportent leur soutien aux étudiants. Citons les acteurs Jiri Bartoska ou encore Miroslav Machacek. Les théâtres se mettent en grève et ouvrent leurs scènes aux débats publics. Le 19 novembre, Le Forum civique se constitue dans les locaux du théâtre de la Lanterne magique.
Le 29 décembre, un dramaturge est élu à la tête de l'Etat. Son principal conseiller, Michal Kocab, est un musicien très populaire dans le pays. Il s'en sera même fallu de peu que le musicien américain Frank Zappa ne devienne ambassadeur itinérant de la Tchécoslovaquie !
Revenons un instant sur cet épisode finalement bien emblématique de cette République hors du commun de l'après Velours. C'est sur l'invitation de Michal Kocab que Frank Zappa se rend à Prague en janvier 1990. A sa sortie de l'aéroport, il est attendu par 5000 fans. Zappa est en effet loin d'être un inconnu en terre tchèque. Dans les années 60, de nombreux groupes tchèques comme les Primitives reprenaient ses chansons et Vaclav Havel est lui-même un inconditionnel. Il faut dire que l'humour et la satire, propres à l'oeuvre de l'artiste américain, n'ont pu qu'entrer en concordance avec la situation politique des Tchèques.
Au cours de leurs conversations au Château, Vaclav Havel découvre que Zappa, outre ses talents de compositeur, possède aussi de solides connaissances en matières d'échanges commerciaux. Il décide d'en faire un ambassadeur itinérant des intérêts tchécoslovaques. L'expérience sera stoppée nette par le secrétaire d'Etat américain James Baker, qui demandera à Havel de faire un choix entre faire des affaires avec Zappa ou avec les Etats-Unis !
Certains auront peut-être vu dans l'immédiat après Velours une sorte de "movida" à la tchèque. Les années 1989 et 1990 n'auront cependant fait qu'illustrer une grande constante de l'histoire tchèque : la culture et l'identité nationale ne sauraient être séparées.