20 ans après la dissolution de la Tchécoslovaquie : un bilan contrasté des attitudes européennes des deux pays (II)

Foto: Barbora Kmentová

20 ans après la dissolution de la Tchécoslovaquie, la République tchèque et la Slovaquie sont devenues des Etats-membres avec l’agenda très différente au sein de l’Union européenne. Nous avons abordé la semaine dernière les racines de l’européisme slovaque. Aujourd’hui, c’est la République tchèque et son euroscepticisme qui sera discuté.

Martin Milan Šimečka,  photo: Eurozine
Du côté tchèque, plusieurs explications sur l’euroscepticisme actuel peuvent être proposées. Pour Milan Šimečka il s’agit surtout de l’incapacité de la société tchèque à digérer le divorce qui s’est produit il y a 20 ans.

« Je pense que les Tchèques ne se sont pas assez interrogés sur leur nouvelle situation. On peut le constater sur l’exemple de leur rapport à l’Union européenne ou les débats pendant la campagne présidentielle. Il y a un traumatisme refoulé du divorce. Celui-ci reste ancré dans la société, inconscient puisque non-abordé, comme quand on refoule une expérience de l’enfance et qu’elle revient dans l’âge adulte. D’après moi, l’image de la société tchèque d’aujourd’hui se manifeste dans son opposition à l’Union européenne, dans le retour du nationalisme et dans les accents antiallemands qu’on a entendus pendant l’élection présidentielle. Tout cela découle du fait que les Tchèques n’ont pas réglé leurs comptes avec ce divorce, contrairement aux Slovaques. »

Petr Drulák,  photo: Institut Polonais Prague
Milan Šimečka remarque que l’incapacité tchèque à se retrouver dans l’Union européenne est comparable à l’incapacité slovaque à définir des souhaits avant la dissolution. Si les Tchèques demandaient autrefois aux Slovaques : nous ne vous comprenons pas, dites ce que vous voulez, l’Union européenne demande aujourd’hui aux Tchèques la même chose. Petr Drulák, directeur de l’Institut des relations internationales de Prague, développe cette idée en avançant l’hypothèse que les Tchèques refusent l’hybridité. Il développe son argument en ayant recours à la métaphore, concrètement en comparant l’Etat à une maison :

« Les métaphores sont un outil très utile quand on veut expliquer la politique qui est pleine d’entités abstraites. Une des métaphores fréquentes de l’Etat est le corps, ou bien la maison. L’Etat est donc une entité où l’on peut clairement distinguer le dedans et le dehors, l’idée des frontières, il a aussi un toit ce qui correspond à l’idée de la souveraineté. Mais bien sûr l’Etat n’est pas une maison, et même si la métaphore de la maison peut nous dire beaucoup sur l’Etat, cette même métaphore nous cache aussi beaucoup de choses sur l’Etat. Cette métaphore ne nous a pas beaucoup aidés dans le cadre de la dissolution de la Tchécoslovaquie. Dans une maison il est difficile de penser l’autonomie des entités qui devraient la partager. L’essai intéressant de Petr Pithart qui parlait de la métaphore de la maison duplex a introduit une idée de l’hybridité dans le débat. Mais cette métaphore n’a pas été bien reçue par l’opinion publique tchèque et cette hybridité a été rejetée. Mais nous n’avons pas échappé à ce problème. Si nous avons échappé à une sorte d’hybridité en partageant la Tchécoslovaquie, quand nous avons adhéré à l’Union européenne, nous y retrouvons une autre hybridité inhérente à la construction européenne. Ce n’est pas une maison ni un groupe de maisons. C’est quelque chose entre les deux. »

Foto: Barbora Kmentová
Milan Šimečka et Petr Drulák proposent alors une explication possible de l’euroscepticisme tchèque, qui est bien sûr un phénomène complexe. Il s’agirait d’une sorte d’incapacité de la République tchèque à s’interroger sur ses priorités et de se retrouver dans une entité hybride et compliquée, telle que l’Union européenne. Petr Drulák parle même d’une volonté manquée de contribuer à l’amélioration des structures européennes :

« On peut réfléchir sur l’idée de l’exceptionnalisme tchèque. Il y a toujours un courant dans la politique tchèque qui considère que la République tchèque a pour mission de satisfaire un certain manque dans le monde. Je pense que les réserves de la politique tchèque à l’égard de l’Union européenne sont liées au fait qu’on voit beaucoup d’imperfections, et on voudrait contribuer à les améliorer, mais on n’a pas réussi à développer la façon dont on pouvait le faire donc on est figé dans une position de critique négative. On pourrait considérer cela comme une générosité manquée. On veut contribuer mais on ne sait pas comment. »

David Cadier,  photo: Washington European Society
Petr Drulák voit cette tendance à apporter un élément constructif à l’intégration européenne également dans le fait que la présidence tchèque de 2009 se voulait très ambitieuse. La République tchèque avait une vision à proposer, même si elle n’est pas parvenue à la réaliser en raison de complications politiques internes.

David Cadier vient compléter cette vision. Le traumatisme causé par l’emprisonnement à l’Est d’une culture qui se pensait à l’Ouest était probablement plus fort en République tchèque qu’en Slovaquie. Cette blessure continue à influencer la politique européenne de la République tchèque dans la mesure où son attention au voisinage oriental est surtout véhiculée par une volonté de poursuivre le retour à l’Europe.

« Je pense qu’il y a une différence dans l’approche, dans le discours tchèque. Cette attention portée à l’Est n’est intervenue qu’après l’adhésion à l’Union européenne. Après que le retour à l’Europe de la République tchèque s’est achevé, c’est comme si Prague cherchait à transmettre cette identité de retour à l’Europe sur des pays de l’Est européen, ce qui est une façon pour elle d’affirmer son identité occidentale, un besoin qui semble encore plus accru du côté tchèque que du côté slovaque actuellement. »

Milan Kundera,  photo: ČT24
« L’expression d’Occident kidnappé, que l’on doit à Milan Kundera, cette blessure ontologique d’un pays culturellement à l’Ouest qui se retrouve politiquement à l’Est, cette blessure a été peut être plus profonde chez les Tchèques et donc en réaction le besoin de s’affirmer comme membre de la communauté occidentale, peut-être même plus que de l’Europe, membre de l’Ouest, est assez prégnante dans le cas de la République tchèque. On a pu constater cela notamment dans le programme de la présidence tchèque, il y a avait vraiment une idée de la continuation du retour à l’Europe. »

Grâce à l’optique du divorce tchécoslovaque, nous pouvons simplifier les attitudes européennes des deux pays de la manière suivante : la Slovaquie qui a traversé une période difficile dans les années 1990 a tiré une leçon de la dérive autoritaire et s’est affirmée comme un Etat-membre loyal de l’Union européenne, consciente des avantages en termes de maintien des standards démocratiques et économiques que cette appartenance peut apporter. D’autre part, la République tchèque semble bloquée dans une posture eurosceptique dont les racines restent complexes. Parmi les explications possibles se trouve une incapacité de la société à s’interroger sur l’objectif commun et sur la place du pays au sein de l’Union européenne. Nous pouvons parler d’un traumatisme refoulé du divorce tchécoslovaque, d’une générosité manquée et d’ambitions non réalisées, ou du refus de l’hybridité des structures européennes, mais il reste crucial qu’un débat européen soit entamé dans la société.

Milan Šimečka constate que les changements au sein de la société sont déjà en cours et qu’elle parviendra dans les années à venir à formuler une posture européenne réfléchie :

« Je pense que dans la société tchèque commence à mûrir la capacité à se poser la question à savoir quels sont ses intérêts, son futur et son dénominateur commun. Pour l’instant cela se manifeste dans un combat entre deux camps, mais c’est la première phase sur ce chemin. La réalité va également la pousser à se positionner, puisque dans quelques années, le niveau d’intégration de l’Union européenne arrivera à un tel stade qu’une décision devra être prise. A ce moment-là, le vrai débat commencera avec des conséquences réelles pour le pays. Pour l’instant les Tchèques sont encore dans la période d’ajournement, mais ceci ne sera pas possible pendant longtemps. Dans quelques années, la société tchèque va devoir donner sa réponse à la question européenne. »

Je ne pense pas que la République tchèque ait besoin d’un modèle pour se tourner plus vers l’Europe. Elle peut tout à fait trouver une voie tchèque-européenne.

Dans ce sens, la République tchèque pourrait-elle s’inspirer de la posture slovaque ? Les derniers mots sont à David Cadier :

« Je ne pense pas que la République tchèque ait besoin d’un modèle pour se tourner plus vers l’Europe. Elle peut tout à fait trouver une voie tchèque-européenne. Ce qui est important dans le cadre de l’Union européenne, ce n’est pas tant que chaque Etat dise la même chose au sujet de l’Europe, c’est plus que chaque Etat parvienne à articuler sa volonté de participation à l’Union européenne avec sa propre identité nationale. »