À la galerie DOX, une exposition sur Franz Kafka dans l’art contemporain
Le 3 juin prochain, cent ans se seront écoulés depuis la mort de Franz Kafka. Malgré le temps, l'écrivain pragois n’a jamais semblé aussi présent dans les champs culturel et artistique, comme en témoigne l'exposition « KAFKAesque » à la galerie DOX consacrée à son influence dans l’art contemporain. Qu'il s'agisse de sculpteurs, de peintres ou de réalisateurs, les trente artistes exposés divergent autant dans leurs formes d’expression que dans leurs manières d’interpréter l’œuvre de Kafka, rappelant à quel point celui-ci continue d'inspirer et de fasciner. L’exposition est à voir, à Prague, jusqu’au 22 septembre.
« Kafkaïen » : terme qui renvoie à un univers étrange et inquiétant dans lequel l’individu est confronté à un pouvoir oppressant. Comme beaucoup d’adjectifs tirés de noms propres, la définition et l’existence même de ce mot nous en apprennent beaucoup sur Kafka. D’abord sur le caractère indissociable de l’homme et de son œuvre, car l’atmosphère angoissante de ses écrits fait écho à de nombreux éléments de sa vie. Ensuite sur l’influence considérable qu’il a eue et qu’il continue d’avoir, dans le champ culturel, mais pas seulement, au point que son nom soit entré dans le langage commun sous forme d’adjectif.
Une œuvre qui transcende les époques et les générations
L’exposition porte bien son nom : les œuvres exposées entrelacent l’homme, sa vie, ses écrits, et surtout témoignent de la fascination qui entoure l’écrivain. Sur les écriteaux placés à côté de leurs œuvres, certains artistes ont raconté leur première rencontre avec Kafka, comme Jan Švankmajer qui évoque une « vraie révélation » à la lecture de la nouvelle Dans la colonie pénitentiaire. Cent ans après sa mort, on pourrait croire que la curiosité pour cet écrivain se serait essoufflée. Mais il n’en est rien, car Kafka fait partie de ces artistes qui traversent les époques sans prendre une ride, réinterprété à l’envi par les générations qui se succèdent, comme l’explique l’un des conservateurs de l’exposition, Otto M. Urban :
« Chaque génération a son propre Kafka. Dans les années 1950-1960 il était interprété dans une perspective existentialiste, puis dans les années 1970 - 1980, c’était l’angle surréaliste qui prévalait, comme on peut le voir dans l’œuvre de David Lynch. Aujourd’hui je dirais que ce sont peut-être les nouvelles technologies qui offrent une autre perspective à ses écrits, à l’instar du cerf de Matt Collishaw qui se situe au tout début de l’exposition, et qui bouge en fonction de l’intensité des injures reçues par certaines personnes sur X. »
Selon Otto M. Urban, le caractère universel de l’œuvre de Kafka est notamment rendu possible par « le vacuum de ses nouvelles, qui ne font mention d’aucun repère spatio-temporel permettant au lecteur de se situer ». En ce sens, il est possible d’interpréter Kafka à travers nos expériences de vie contemporaine. L’utilisation foisonnante du terme « kafkaïen » pour décrire la situation pendant le confinement en témoigne. Plus récemment encore, l’ancien dissident soviétique Oleg Orlov est sorti du tribunal russe qui venait de proclamer sa condamnation en lisant des extraits du Procès, une nouvelle de Kafka qui décrit les ressorts d’une justice oppressante et absurde.
Derrière l’écrivain, l’influence de l’homme
Au-delà de l’héritage littéraire de Kafka, c’est aussi sa vie qui fascine. Aux côtés des travaux liés à ses écrits littéraires, l’exposition propose de découvrir des portraits de l’écrivain ainsi que des œuvres qui sont inspirées directement de sa vie. De nombreux journaux et lettres témoignant de celle-ci ont été conservés contre la volonté de Kafka par son exécuteur testamentaire et ami, Max Brod.
A travers la Lettre au père ou celles adressées à ses amantes, Kafka touche au domaine de l’intime et permet à certains artistes de s’identifier à lui : « Kafka est devenu une part importante de moi-même » a ainsi écrit l’un des artistes exposés. Otto M. Urban souligne aussi l’intérêt historique de sa vie comme facteur d’explication de la fascination qui l’entoure :
« A travers son histoire personnelle, on peut lire l’histoire du début XXe siècle, et pas seulement jusqu’en 1924, l’année de sa mort, mais aussi après parce que sa famille a connu l’Holocauste. Et puis, les écrits personnels de Kafka témoignent d’une époque où les Juifs, les Tchèques et les Allemands vivaient à Prague dans une relative harmonie, ce qui a disparu après 1945. »
Un potentiel humoristique mal connu du grand public
Malgré sa popularité, certains aspects de l’œuvre de Kafka restent inconnus du grand public, et notamment le potentiel humoristique de ses œuvres. Pour beaucoup, Kafka est seulement cet écrivain aux écrits lugubres et inquiétants, un cliché que le deuxième étage de l’exposition contredit avec un panel d’œuvres très gaies et parfois drôles. Otto M. Urban est revenu sur cet aspect de l’exposition :
« L’un des sous-textes de l’exposition, c’est que chacun d’entre nous a son propre Kafka. Il y a énormément de niveaux de lecture dans ses écrits. Certains sont touchés par les lettres à son père, d’autres par une nouvelle en particulier. Nombreux sont ceux qui associent Kafka à une atmosphère très noire, dépressive. Mais d’autres perçoivent surtout le grotesque, ce sens de l’humour un peu spécifique dont il témoigne dans ses œuvres, un mélange d’ironie et d’humour noir. C’est cette pluralité des perspectives que nous voulions montrer. »
Dans une lettre à sa fiancée Felice Bauer, Kafka écrivait d’ailleurs à propos d’une lecture de La Métamorphose : « Nous avons passé un bon moment et nous avons beaucoup ri. » Preuve que lui-même n’était pas aussi sombre qu’on se le représente souvent.
De la littérature à l’art… ou l’inverse ?
L’exposition a aussi le mérite de souligner la porosité entre les domaines artistiques et littéraires, qui ne date pas d’aujourd’hui, comme l’explique Otto M.Urban :
« La relation entre littérature et arts visuels a toujours été très forte. Il suffit de voir les relations qu’entretenait Charles Baudelaire avec ses amis sculpteurs et peintres, ou même son amour pour la musique de Wagner, pour s’en persuader. C’est une chose à laquelle je pense souvent quand j’organise des expositions, j’essaie toujours de considérer le contexte culturel d’un artiste ou d’une œuvre dans sa globalité, et pas seulement au sein de son domaine artistique. Les poètes, les peintres, les compositeurs travaillent souvent ensemble, ils se rencontre, ils discutent des mêmes choses. C’est toute l’histoire du modernisme, de l’avant-garde. C’est pour cela que l’impact de Kafka sur les arts visuels est évident. »
D’ailleurs, Kafka lui-même s’était essayé au dessin avant de se lancer dans l’écriture. La boucle est bouclée.