À la galerie Karpuchina, l’art met à nu les travers de l’industrie de la mode

Jusqu’au 16 juin est à voir, au centre de Prague, l’exposition « Balensiaga SS24, Collection Croisière ». La styliste Petra Ptáčková et l’artiste Julius Reichel y présentent une satire de la société de consommation et interrogent, dans le même temps, la mode tchèque.

Photo: Tomáš Rubín,  Karpuchina Gallery

Les marches qui mènent au sous-sol de la galerie Karpuchina étaient très encombrées lors du vernissage de la mi-avril. Au tournant de l'escalier, les yeux ne peuvent qu’être rivés sur une tente presque trop grande pour l'espace proposé. Sur la gauche, une montagne de vêtements jonche le sol. La curiosité du spectateur est attisée à mesure qu’il s’en approche. Bientôt, il sera même en mesure d’entrer dans l’œuvre. Julius Reichel :

Photo: Tomáš Rubín,  Karpuchina Gallery

« Les artistes parlent avec un langage visuel, alors nous devons utiliser uniquement des outils visuels. Ce n’est pas toujours facile de travailler avec les émotions, d'aménager un environnement qui provoque des sentiments. Nous avons essayé d’édifier une sorte d’espace secret, entre harmonie et dystopie, qui conduit à la créativité.

L’exposition est plus qu’une simple critique de Balenciaga. Nous voulions atteindre un autre niveau, nous moquer d’une manière métaphorique, poétique. Que les gens aillent à l’intérieur de la tente et qu’ils réfléchissent à ce qu’ils ressentent, à ce dont ils ont vraiment besoin. »

Photo: Tomáš Rubín,  Karpuchina Gallery

Saturation

Photo: Tomáš Rubín,  Karpuchina Gallery

La fatigue. C’est ce que les deux artistes veulent faire éprouver à celui qui déambule dans cette énorme tente engorgée. Courbé, il se cogne presque avec les vêtements qui pendent. La circulation est difficile mais, en même temps, il devient possible de toucher les nombreuses pièces exposées – chose pourtant impensable lors d’un défilé. Ce sentiment d’oppression est ainsi enrichi par le trop-plein d’informations visuelles. Petra Ptáčková :

« Il y a plein d’informations à absorber chaque jour. Il y a des produits, des logos présents partout. C’est un monde de consommation. Visuellement, tu entres dans un endroit qui te fatigue, et c’est de cette fatigue dont je voulais parler. Parce que je me sens vraiment fatiguée du monde et de la façon dont on fonctionne dans une ville, dans une capitale comme Paris. Quand tu sors dans la nature, tu es déjà fatiguée. Tu ne peux même pas en profiter, parce que tu es déjà morte. »

Photo: Tomáš Rubín,  Karpuchina Gallery

Au regard de l’actualité, la tente remet aussi en mémoire la situation des personnes exilées. Bien que ce ne soit pas le sujet central, il est pourtant question de ce sujet sur l’affiche de présentation de l’exposition. En maniant l’ironie, les artistes souhaitent en effet dénoncer l’hypocrisie des grandes marques, qui basent leur stratégie commerciale sur la mise en lumière de sujets sociaux pour se donner bonne conscience. Julius Reichel :

« Je pense que ce n’est qu’une stratégie de vente. Ils font semblant de faire des choses pour des raisons morales, alors qu’ils le font pour le marché. Et cela fonctionne parce que le sujet résonne au sein du public. »

Balenciaga sert donc de vitrine publicitaire à Julius et Petra. Puisque cette marque n’a pas de scrupules à profiter des autres, autant se servir de son influence pour la discréditer.

Photo: Tomáš Rubín,  Karpuchina Gallery

Identité tchèque

Photo: Tomáš Rubín,  Karpuchina Gallery

L’installation propose un message ambivalent : elle offre un espace de protection tout en parvenant à illustrer la surconsommation. Entrer dans la tente de la galerie Karpuchina, c’est avoir à la fois la possibilité de s’isoler tout en étant constamment retenu à la réalité. C’est être hors de la ville mais néanmoins plongé dans la spirale infernale du quotidien. Selon Petra Ptáčková, cette dichotomie entre milieux rural et urbain est adéquatement illustrée par les modes tchèque et française. Elle explique que les histoires de ces deux pays ne sont pas étrangères à la formation de leurs codes vestimentaires.

Photo: Tomáš Rubín,  Karpuchina Gallery

« Depuis que je fais de la mode en France et que je suis connectée avec Paris, j’essaye d’observer les Tchèques et les Français. Quand tu arrives à Paris, tu comprends tout de suite le style des gens. Il y a un peu de tout : ce que tu fais et ce que tu portes est complètement libre. Alors, je me suis demandée : quelle est l’identité des gens dans mon pays ? Je me suis dit : on n’a pas de style. Notre style, c’est d’être anti-style. On n’a pas la mode dans notre ADN. Et à mon avis, le style a disparu à cause du communisme. Ils ont déconnecté la culture, ont coupé quelque chose. Ce qui relevait de la culture n’était pas très important à cette époque. Et aujourd’hui, on essaye de trouver le fil et de le reconnecter, mais ça va prendre encore du temps. Mais ma génération n’en est pas encore là. Nous avons été éduqués par des parents et des grands-parents qui ont vécu cette époque. Donc même pour moi c’est difficile de trouver un style, une liberté dans la façon dont je m’habille. »

Photo: Tomáš Rubín,  Karpuchina Gallery

« Peut-être que si les Tchèques ont un style, c’est de s’habiller pour l’extérieur, le style outdoor donc. On n’a pas d’usines pour les vêtements de luxe, mais on a des usines pour les vêtements outdoor, des choses qui vont durer toute ta vie, que la prochaine génération pourra peut-être porter. Donc c’est plutôt ça nous, et je suis très heureuse de trouver une identité, finalement. »

Photo: Tomáš Rubín,  Karpuchina Gallery

C’est aussi pour cette raison que Petra Ptáčková ne suit plus le calendrier infernal de l’industrie de la mode. Celle qui n’a plus sorti de collection depuis un an et demi préfère se concentrer sur des projets de plus longue durée. Pour elle, le métier de styliste n’a pas pour but de créer de manière effrénée : il consiste plutôt à composer et recomposer des éléments déjà existants. Un point de vue particulièrement prégnant au sein de l’installation.

L’exposition « Balensiaga SS24, Collection Croisière » se déroule jusqu’au 16 juin 2023 à la galerie Karpuchina, rue Rybná, dans la Vielle-Ville de Prague.

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