À Prague aussi, le polyamour a ses adeptes
Savez-vous quel est le point commun entre Hélène de Fougerolles et Bella Thorne ? Ou, plus tchèque, entre l’actrice Tereza Těžká et la chanteuse Iva Frühlingová ? Réponse : toutes sont ou ont été polyamoureuses, autrement dit entretiennent ou ont entretenu des relations amoureuses avec plusieurs partenaires. Souvent mal compris, le polyamour fait partie de ces modèles relationnels alternatifs qui entendent se libérer du couple traditionnel et de son triptyque couple-mariage-enfant. Et il n’y a pas que les stars qui le pratiquent. A Prague, RPI a rencontré quelques personnes polyamoureuses qui ont accepté de parler de leur expérience. Focus sur cette orientation relationnelle atypique.
Expatriée francophone installée à Prague, Louise a la quarantaine et quelques années de polyamour derrière elle. La non-monogamie lui est apparue comme une évidence après dix ans de couple qui se sont soldés par un divorce douloureux. La pression du couple exclusif, elle n’en pouvait plus. En ce moment, elle entretient des relations amoureuses avec deux hommes tchèques, l’un qu’elle voit régulièrement depuis deux ans et demi, et un autre qu’elle voit deux à trois fois par an. Depuis cinq ans, elle est aussi en relation avec un homme qu’elle a rencontré à Prague mais qui vit désormais à l’étranger. Ils continuent de se voir quelques fois dans l’année.
Contrairement aux fantasmes qui entourent le polyamour, les liens qu’elle entretient avec ces hommes sont des relations amoureuses, faites certes de relations sexuelles, mais aussi et surtout alimentées par des connexions émotionnelles. Car le polyamour n’a rien à voir avec le libertinage ou le couple libre, auxquels il est souvent associé. Alors que ces deux termes renvoient à la possibilité d’entretenir des relations sexuelles multiples, le polyamour consiste à lier des relations amoureuses avec plusieurs personnes. Si le sexe peut faire partie de l’équation, il est loin de constituer la raison d’être des relations polyamoureuses. D’ailleurs, Louise a déjà eu une relation platonique pendant un an avec un homme.
Un modèle flexible en constante évolution
Car ce qui fait la spécificité du polyamour, on l’aura compris, c’est qu’il se conjugue au pluriel. Pas seulement parce qu’il renonce au principe monolithique de la monogamie, mais aussi parce qu’il se décline en variations infinies selon les règles établies par les partenaires. Comme le souligne Ema Sikora, thérapeute au Moderne Love Institute spécialisée dans les questions liées au polyamour, c’est l’avantage, mais aussi parfois l’inconvénient, de ne pas se conformer à un modèle gravé dans la pierre :
« La monogamie a des centaines d’années d’héritage derrière elle, avec un tas de règles pré-établies qui se sont construites au fil du temps. Le polyamour n’a pas ça, il faut donc établir de nouvelles règles à chaque relation et parfois les personnes polyamoureuses se rendent compte que finalement ceci ou cela ne leur convient pas. Il faut accepter que les relations polyamoureuses sont très évolutives, donc il faut être flexible et surtout se questionner souvent pour savoir ce qui est bon pour nous et ce qui ne l’est pas, et d’arriver à en parler avec son partenaire. On a l’habitude de dire que le polyamour c’est 99 % de communication et 1 % de sexe, ce qui est très éloigné de la perception que les gens en ont, selon laquelle ça consisterait à avoir plein de partenaires et à profiter. »
Les partisans du polyamour inventent ainsi les règles au fur et à mesure qu’ils les expérimentent, un modèle « à la carte » qu’illustrent Dario et Donatella, un couple italien installé à Prague depuis quelques années. Eux ont fait le choix du polyamour, mais en couple. Dans le jargon polyamoureux, ils sont dans une forme de polyamour « non-exclusif mais hiérarchique ». Autrement dit, ils entretiennent plusieurs relations amoureuses, mais leur relation de couple prime sur les autres. Une configuration qui a d’ailleurs évolué au fil des années, comme l’explique Dario :
« C’est difficile de définir le moment précis où on est devenus polyamoureux, parce que ça a vraiment été une transition plus qu’un moment en particulier. Au début, nous étions un couple monogame classique, puis nous avons commencé à voir d’autres gens mais c’était plutôt sexuel. Malgré tout on établissait des connexions avec les gens qu’on rencontrait, ce n’était pas juste des rencontres d’un soir au hasard. Dans une certaine mesure c’était déjà du polyamour, mais nous ne le savions pas, nous ne connaissions pas le terme. Ensuite on a eu une relation avec un autre couple, c’était vraiment similaire à du polyamour. Quand on est arrivés à Prague il y a deux ans nous sommes allés à des rencontres polyamoureuses et nous avons chacun rencontré quelqu’un de notre côté. »
Enfants du divorce, premiers concernés
Si les configurations possibles sont aussi nombreuses que le nombre de partenaires possibles, les profils des personnes polyamoureuses tendent à se ressembler. Louise, qui assiste régulièrement à des cafés polyamoureux en Tchéquie mais aussi à l’étranger, raconte y retrouver surtout des divorcés vaccinés par la monogamie et des enfants de divorcés en quête d’un modèle alternatif à celui qui a échoué pour leurs parents. Si Ema Sikora ne voit pas passer beaucoup de divorcés dans son bureau, elle rejoint néanmoins Louise sur ce dernier point :
« En Tchéquie, nous avons un taux de divorce très élevé, ce qui fait que beaucoup d’enfants sont élevés dans des familles où les parents ne vivent pas ensemble. Et souvent, c’est parce que l’un des deux conjoints a trompé l’autre. Je dirais que c’est pour ça que la nouvelle génération a tendance à vouloir essayer un autre modèle que le modèle prédominant, selon lequel vous vous mariez dans la vingtaine et vous passez toute votre vie avec la même personne. Parfois les gens se marient et ont des enfants plus tard parce qu’ils veulent être sûrs qu’ils sont bien installés et que c’est ce qu’ils veulent. Mais parfois, ils veulent vraiment trouver une voie différente parce qu’ils ne croient plus en la monogamie. »
Quels avantages alors à se tourner vers le polyamour ? Pour Louise, la réponse est sans ambages :
« C’est la toute première analyse que j’avais faite après ma séparation. Je me demandais ce qui n’avait pas marché, donc je suis allée sonder tout mon entourage en leur demandant : ‘qu’est-ce que c’est que le couple ?’. On m’avait répondu que le couple, c’était du sexe, de l’amour, un partenaire de vie, une meilleur ami, un géniteur ou une génitrice et une sorte de doudou psychologique aussi. A ce moment-là je me suis rendue compte de la violence de la chose, et ça a résonné avec mon expérience des dix ans de monogamie que je venais de vivre. Pendant toutes ces années, l’idée c’était que je devais faire tout-en-un ce que l’autre me demandait, et pareil pour mon partenaire. Et je me suis vraiment dit que c’est impossible de demander ça, parce qu’on ne peut pas être compatible sur chaque petit détail. »
Avec le polyamour, rien de tout cela, comme elle l’explique :
« J’ai envie de dire qu’avec la multiplicité des partenaires il y a moins de pression sur chacun, ce qui est logique finalement. On divise les attentes de couple et les attentes des personnes au sein de ces relations entre plusieurs autres personnes. Ce qui implique par contre de faire redescendre son ego d’un cran, parce que dans ces cas-là vous n’êtes l’élue ou la préférée de personne. Et tant mieux, parce que je n’ai plus envie de cette pression qui pèse sur vous quand vous êtes l’élu(e) du cœur de quelqu’un. »
La jalousie : grande absente, vraiment ?
Moins de pression, moins d’attentes, plus de liberté…. Mais aussi moins de sécurité. Parce que des milliers d’années de norme monogame ne peuvent s’effacer en un claquement de doigts, tout comme les insécurités propres à tout un chacun, la jalousie n’est pas si absente que cela des relations polyamoureuses, comme on pourrait le croire. C’est un des premiers motifs de consultation chez les personnes qui viennent voir Ema Sikora. A la différence près que les polyamoureux arrivent souvent mieux à gérer et tempérer cette émotion, parce qu’ils essaient de la comprendre et qu’ils sont plus susceptibles d’en parler avec leurs partenaires. Donatella en témoigne :
« La jalousie ne disparaît pas, il y a des moments où l’un ou l’autre est jaloux, mais l’important c’est d’en parler et de ne pas cacher les choses. C’est une émotion que nous avons tous, qu’il faut gérer et je pense que la solution réside toujours dans la communication. »
Aux antipodes de la jalousie, la communauté polyamoureuse se réfère aussi au sentiment de « compersion » pour décrire ce que les partenaires peuvent ressentir les uns pour les autres. Inventé par la Communauté Kerista aux Etats-Unis dans les années 1970, ce terme désigne le sentiment de joie intense que l’on éprouve devant le bonheur d’autrui. Dans le cadre polyamoureux, cela signifie par exemple se réjouir de voir son ou sa partenaire être aimée par quelqu’un d’autre, plutôt que de ressentir de la jalousie.
Des critiques et des préjugés persistants
Si la jalousie peut se gérer à force de discussion et de questionnements, il y a des inconvénients qui, eux, ne peuvent être maîtrisés. Et en premier lieu, les préjugés et incompréhensions récurrentes auxquelles doivent faire face les personnes polyamoureuses quand elles décident d’en parler à leur entourage. Louise a dû faire face à des centaines de commentaires et remarques réprobateurs, du classique « t’a pas trouvé la bonne personne » au plus sexiste « pour les hommes je comprends mais pour une femme ? ».
Selon elle, la vision très traditionnelle du couple en Tchéquie n’aide pas à faire accepter les modèles alternatifs. Seuls 1 % des Tchèques seraient polyamoureux selon une étude de Behavio citée par Radio Wave. Mais, pour citer Ema Sikora, « il y a deux cent ans la norme c’était d’être en couple avec une seule personne pendant toute sa vie, maintenant c’est d’être en couple avec une seule personne à la fois, alors qui sait comment les choses vont évoluer ? ».
Loin d’être intangibles, les relations amoureuses évoluent au fil des époques, et se font souvent le reflet des sociétés dans lesquelles elles prennent place. Et si demain nous étions tous polyamoureux ?