A Slavkov-Austerlitz, la mémoire napoléonienne aujourd’hui assumée

Château de Slavkov

« Encombrant », c’est le mot qui vient à l’esprit en lien avec la figure de Napoléon et notamment avec les commémorations du bicentenaire de sa mort qui tombe ce 5 mai. Cette question divise tant en France qu’on n’a appris que fin avril qu’Emmanuel Macron prononcerait bien un discours ce jour-là avant de déposer une gerbe de fleurs sur son tombeau aux Invalides. Mais qu’en est-il en République tchèque où s’est déroulée une des plus célèbres victoires napoléoniennes et où Napoléon a été voué aux gémonies sous le régime communiste ? C’est donc à Austerlitz, que les Tchèques connaissent sous le nom de Slavkov que nous nous sommes rendus pour évoquer la fameuse bataille du 2 décembre 1805, mais aussi ces questions mémorielles qui font grincer des dents dans l’Hexagone.

Château de Slavkov | Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

A Slavkov, petite bourgade située à une trentaine de kilomètres de Brno et à deux heures et demie de route de Prague, on vit Napoléon, on mange Napoléon, on dort Napoléon. Enfin presque : en temps normal, il est possible de déjeuner au restaurant Bonaparte, d’aller savourer une douceur à la pâtisserie Aux trois empereurs, ou de passer la nuit à l’hôtel Napoléon.

Tous les ans début décembre, et lorsque la pandémie n’avait pas bouleversé les vies et les habitudes, des milliers de passionnés débarquent des quatre coins de l’Europe, parfois même de contrées bien plus lointaines, pour assister à la reconstitution de la célèbre bataille, voire même y participer en tant que figurants. En 2005, le bicentenaire de la bataille avait été boudé par le président Jacques Chirac qui avait quand même dépêché sa ministre de la Défense Michèle Alliot-Marie à la cérémonie organisée en grandes pompes à Slavkov.

Martin Rája | Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

C’est devant le château à la façade ocre au centre de la commune que nous retrouvons Martin Rája, historien et spécialiste de l’histoire napoléonienne locale :

« Nous nous trouvons dans la cour du château de Slavkov. Le château a été construit au XVIIIe siècle dans le style baroque. On dit que c’est Versailles qui a servi d’inspiration à l’architecte. »

Martin Rája nous sert de guide au château de Slavkov, son lieu de travail, ainsi que sur le site de la bataille d’Austerlitz où se sont affrontées en 1805 à la faveur de neuf heures de combats les armées de trois empereurs : la Grande Armée de Napoléon Bonaparte contre les forces coalisées de François Ier d’Autriche et du tsar Alexandre Ier.

La bataille de Slavkov | Photo: Agence photographique de la Réunion des musées nationaux/Wikimedia Commons,  public domain

« Le château de Slavkov a accueilli ces trois empereurs qui ont combattu à Slavkov-Austerlitz. Le jour précédant la bataille, François Ier d’Autriche et le tsar Alexandre ont dormi ici. Le lendemain de la bataille, le 3 décembre, c’est Napoléon qui s’y est installé. Il y est resté plusieurs jours. Il y a rédigé notamment des lettres à son frère Joseph et à sa femme Joséphine, en France, où il explique qu’il va dormir dans ce beau château du prince de Kaunitz. Il n’était pas seul évidemment, il y avait ses généraux et environ 350 soldats. C’est au château qu’il a prononcé ses célèbres discours. »

En cette fin avril 2021, un air de printemps – qui se fait bien attendre cette année – rend cette visite encore plus spéciale. Officiellement, à ce moment-là, tous les musées, galeries et monuments historiques sont encore fermés pour cause de pandémie.

Les salles du château sont vides et encore glaciales de l’hiver écoulé. Comme la grande salle d’apparat dont Martin Rája ouvre les portes :

Château de Slavkov | Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

« Nous entrons dans la plus grande salle du château de Slavkov. C’est ici-même, le 6 décembre 1805, après la bataille d’Austerlitz, que le traité d’armistice a été signé entre les empires français et autrichien. Côté français, c’est le maréchal Berthier qui l’a signé, côté autrichien, le prince de Liechtenstein. Il y a sans doute eu des célébrations aussi par la suite, même si nous n’avons pas de documents attestant comment cette victoire a été fêtée. Par contre nous avons le texte d’un régisseur du prince de Kaunitz qui décrit comment les soldats français se sont avérés tout particulièrement friands du garde-manger et très intéressés par la salle d’armes où ils se sont largement servis. Et il semblerait que le maréchal Soult ait tellement apprécié le château qu’il est reparti avec 85 peintures… »

Aujourd’hui, la visite du château ne fait pas l’économie de la pièce où se trouve un lit où Napoléon aurait dormi. En réalité, cela tient plus de la légende puisqu’il est fort probable qu’il ait dormi comme à son habitude sur son lit de camp.

A Slavkov,  en 2020,  la journée de fête dédiée à Napoléon,  photo: Paul Guianvarc'h
Château de Slavkov | Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

Une chose est sûre, c’est depuis le balcon de la façade principale du château, qui s’ouvre sur un grand jardin à la française orné de fontaines et de statues, que le plus célèbre des Corses a proclamé un de ses discours passés à la postérité :

« Après la bataille d’Austerlitz, c’est sur ce balcon que Napoléon s’est adressé à ses troupes rassemblées dans le parc du château. C’est là qu’il a prononcé, avec un sens certain du pathos, ces fameuses paroles :

‘Soldats, je suis content de vous. (…) Mon peuple vous reverra avec joie, et il vous suffira de dire : J'étais à la bataille d'Austerlitz, pour que l'on réponde : Voilà un brave’. »

Le soleil d'Austerlitz

Ces braves que célébra Napoléon après la victoire, ils étaient pourtant en infériorité numérique et logistique face aux troupes impériales d’Autriche et de Russie. Sur le lieu de la bataille même, situé à une quinzaine de kilomètres du village de Slavkov-Austerlitz, ce sont plus de 65 000 soldats français qui s’apprêtent à affronter jusqu’à 90 000 hommes du côté des forces de la Troisième coalition.

La reconstitution de la bataille de Slavkov | Photo: Zdeněk Pudil,  ČRo

Napoléon recourra notamment à la ruse pour faire croire à ses adversaires que ses forces sont encore bien moindres. En ce début décembre où le paysage vallonné de la Moravie du Sud alterne entre pluie et neige dans une atmosphère brumeuse, la météo joue aussi un rôle non négligeable à la fois d’un point de vue stratégique et pour le moral des troupes côté français. Une météo qui forgera aussi la légende napoléonienne :

La colline de Žuráň | Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

« Nous nous trouvons sur la colline de Žuráň, le premier poste de commandement de Napoléon. C’est de là qu’il a dirigé le début de la bataille d’Austerlitz. Les forces françaises étaient concentrées dans les environs de la colline, notamment dans la vallée de Zlatý potok (le ruisseau d’or, ndlr). Les Autrichiens et les Russes, eux, se trouvaient en face sur la colline de Pratzen. »

« Le 2 décembre 1805, le brouillard recouvrait la vallée. Seuls les sommets des collines en émergeaient : d’un côté celle de Žuráň, et de l’autre celle du Pratzen. La Grande Armée s’est retrouvée dissimulée par ce brouillard tandis qu’il était possible de voir les forces russes et autrichiennes dans la lumière du soleil levant aux alentours de 7h30. C’est le fameux ‘soleil d’Austerlitz’ qui a permis à Napoléon d’estimer que la situation évoluait selon ses espérances. »

La reconstitution de la bataille de Slavkov | Photo: Zdeněk Pudil,  ČRo

Un personnage historique clivant

Le buste de Napoléon | Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

Indéniable stratège et considéré comme le fondateur de l’Etat moderne, peu de personnages historiques sont aussi clivants que Napoléon, notamment en France, car il est aussi celui qui a rétabli l’esclavage, mis à mal les acquis des femmes pendant la Révolution française et l’homme qui a entraîné les Français dans une politique expansionniste qui lui sera fatale.

Mais qu’en est-il de la vision de Napoléon dans les pays tchèques qui se sont retrouvés aux premières loges de ses ambitions de conquête ?

Le Monument de la paix | Photo: Štěpánka Budková,  Radio Prague Int.

« La perception de Napoléon en pays tchèques a beaucoup changé au fil du temps. Sous la monarchie austro-hongroise, elle était plutôt négative. Les témoins de la bataille étaient souvent encore en vie, puis leurs descendants et tous entretenaient le souvenir des souffrances de la guerre. Plus tard, la période des guerres napoléoniennes a été mise en avant par le prêtre catholique Alois Slovák, mais davantage dans une perspective de piété et de commémoration des morts. C’est à lui qu’on doit le Monument de la paix qui commémore les soldats tombés au combat, les blessés. »

Tout change évidemment avec la fin de la Première Guerre mondiale et la création de la Première République tchécoslovaque.

Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

« Dans l’entre-deux-guerres, la Tchécoslovaquie est alliée à la France. On a donc tout intérêt à trouver des points communs dans l’histoire. La période des guerres napoléoniennes est ainsi utilisée : à Slavkov, on commémore alors cette époque via une exposition en 1931, très visitée (près de 71 000 visiteurs !) et soutenue par des hauts représentants tchécoslovaques et français. Même le président Masaryk est venu voir cette exposition. Des jeux napoléoniens ont également été organisés. »

Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.
Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

« Nouveau retournement de situation après l’arrivée au pouvoir du parti communiste en 1948 : Napoléon devient alors persona non grata, un personnage qu'on ne doit en aucun cas célébrer, voire pas du tout commémorer, et si oui, plutôt pour ses aspects négatifs. Donc à ce moment-là la vision des élites devient très négative notamment à cause de l'invasion de la Russie par Napoléon en 1812. Il a été désigné comme l’Adolf Hitler du XIXe siècle. Tant l'administration que la police communistes ont empêché la tenue d'expositions ou l'organisation d'événements mémoriels. »

En République tchèque, où la mémoire napoléonienne a suivi la courbe sinusoïdale des régimes politiques en place, on en connaît donc un rayon sur la récupération historique.

La bataille de Slavkov | Source: Wikimedia Commons,  CC0 1.0 DEED

En France, l’idée même de commémorer le bicentenaire de sa mort n’a pas échappé à la polémique. Mais pour Martin Rája, il faut se garder des controverses partisanes alimentées par la récupération politique des personnages du passé :

« On ne devrait pas célébrer les personnages historiques, mais d’un autre côté il ne faut pas non plus les oublier. Je pense qu’une forme de commémoration est tout à fait de mise. Les personnages historiques ont de multiples facettes. Il faut les envisager dans leur entièreté, voir leurs côtés positifs et négatifs. Il faut essayer de les comprendre de la manière la plus objective possible sur la base de faits et de documents historiques. En cela, les historiens ont un rôle irremplaçable. Les hommes politiques voient les choses d’une autre façon. Ils plaquent sur les personnages historiques leur vision personnelle, leurs idées politiques ou leurs émotions. Ils ne connaissent souvent pas toutes les facettes de la personne et cela peut conduire à une sorte de déformation. »

Photo: Anna Kubišta,  Radio Prague Int.

(Ce reportage est le fruit d’une sympathique collaboration franco-tchèque : merci à Nicolas Herbeaux et Margaux Bachelier)

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Auteur: Anna Kubišta
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