Alois Jirasek, un romancier vénéré et décrié
"Il n'est pas aujourd'hui de Tchèque quelque peu instruit qui ne connaisse au moins un livre d'Alois Jirasek,"écrit en 1927 le poète et traducteur tchèque Hanus Jelinek. C'est à Alois Jirasek, romancier qui a retracé dans ses oeuvres l'histoire du peuple tchèque, qui a su marquer par sa conception de l'histoire l'opinion du peuple tchèque sur son passé, c'est à ce romancier vénéré par les uns et décrié par les autres, capable de susciter une polémique encore un siècle et demi après sa naissance, que nous consacrons cette rubrique.
Alois Jirasek était pour les lecteurs tchèques ce qu'Alexander Dumas et Victor Hugo étaient pour les Français. Il est entré dans la littérature tchèque à l'époque où l'on adorait les grands romans historiques, il est venu au moment où les Tchèques prenaient une nouvelle conscience d'eux-mêmes, où ils traversaient la période de la Renaissance nationale. Né dans une famille plutôt pauvre, dans le petit bourg de Hronov en Bohême du Nord en 1851, Jirasek a bientôt manifesté de l'intérêt pour la littérature et la peinture. L'histoire était sa passion. Au lycée, il a commencé à écrire son premier roman. A trente ans, il était déjà l'un des écrivains tchèques les plus lus. Il créait d'énormes fresques historiques composées de plusieurs romans et retraçant l'histoire de son peuple, du Moyen Age au XIXe siècle. Il écrivait également pour le théâtre et on aimait beaucoup ses pièces historiques. A sa mort, en 1930, Jirasek était le romancier le plus populaire dans le pays et l'on le pleurait aussi sincèrement à Prague que dans les chaumières perdues dans la campagne. On trouvait ses écrits chez tous les libraires, dans tous les manuels scolaires. Il était plus qu'un écrivain, il était un culte.
Cependant, l'autorité incontestable dont il jouissait dans les milieux culturels n'a pas tardé à provoquer une réaction négative de la nouvelle génération des hommes des lettres qui, dans leur recherche d'un nouveau langage, se situaient justement aux antipodes de ce romancier traditionnel. Ainsi Jirasek est devenu la cible préférée de ceux qui aiment déboulonner les statues.
Les critiques actuels parmi les historiens reprochent à Alois Jirasek d'avoir donné dans ses romans une interprétation trop nationaliste de l'histoire tchèque, d'avoir divisé le passé de notre pays en diverses époques selon les critères qui ne peuvent pas être admis par les historiens modernes. C'est l'époque hussite, époque des guerres de religion au XVe siècle ayant opposé les Tchèques à l'Europe catholique, qui est pour Jirasek la période la plus glorieuse et la plus fructueuse dans toute l'existence de son peuple. Par contre la bataille de la Montage blanche, en 1620, qui a marqué la fin de l'indépendance du Royaume de la Couronne tchèque et le début du règne autoritaire des Habsbourg, est considérée par lui comme le moment tragique qui a ouvert la période la plus sombre dans l'histoire du pays et dont les conséquences étaient si graves qu'il fallait trois siècles pour les surmonter.
Certains historiens reprochaient et reprochent à Jirasek cette conception qui, à leur avis, ne prend en considération qu'un aspect de la réalité historique et ignore presque complètement les traits négatifs des guerres hussites et les traits positifs du règne des Habsbourg. Le lecteur attentif des oeuvres du romancier constatera cependant bientôt combien injustes sont ces reproches, car Jirasek était trop passionné de l'histoire pour cacher ces multiples aspects. Bien sûr, le trait national, l'amour ardent de la patrie, est omniprésent dans ses romans. Il ne faut pas oublier que c'est justement l'oeuvre de Jirasek qui couronne et achève le grand mouvement de la Renaissance nationale tchèque commencée déjà vers la fin du XVIIIe siècle. Ce mouvement qui avait pris au début surtout un aspect culturel et qui voulait donner une nouvelle vigueur à la langue, aux lettres et à la musique tchèques et les sauver face à l'envahissante culture allemande, a débouché sur les revendications politiques et la création de la République tchécoslovaque. On voit donc que l'oeuvre de Jirasek dépassait les limites de la création littéraire et était souvent utilisée comme un argument politique.
L'oeuvre d'Alois Jirasek a traversé donc les périodes d'admiration générale mais aussi les moments de refus, d'oubli et d'opprobre. Et il faut dire que souvent ses admirateurs lui ont nui beaucoup plus que ses critiques. Le culte que vouait à Jirasek, sous le communisme, le principal arbitre culturel du régime Zdenek Nejedly, lui attribuant des aspects idéologiques qui souvent ne correspondaient pas aux intentions de l'écrivain, ont abaissé Jirasek et malgré la grande diffusion de ses oeuvres pendant cette époque-là, ont finalement nui à sa popularité. Jirasek est devenu la cible des attaques souvent injustes. Les choses sont allées si loin qu'au milieu des années 1990 l'hebdomadaire littéraire tchèque Literarni noviny a jugé nécessaire de prendre sa défense. Selon l'auteur de l'article Alexandr Stic, on s'en prend à Jirasek dans les contextes les plus divers : lorsqu'on parle de la poésie tchèque du XVIIe siècle, c'est à dire après la Bataille de la Montagne blanche, lorsqu'on parle des injustices tchèques commises contre les Allemands des Sudètes et de la restitution de certains châteaux en Bohême à leurs anciens propriétaires de langue allemande, ou bien lorsque l'Etat et l'Eglise se disputent la propriété de la cathédrale Saint-Guy à Prague. Comme si Jirasek était coupable de toutes les erreurs, des toutes les injustices et de tous les antagonismes dans la société. L'auteur de l'article dénonce la facilité avec laquelle on juge un écrivain qu'on connaît mal :
"Nous sommes les tristes témoins, écrit-il, de la légèreté insupportable et des préjugés avec lesquels on abuse du nom et de la renommée de l'homme des lettres tchèques des plus authentiques et des plus importants pour obtenir des effets journalistiques faciles qui ne sont pas basés sur la connaissance analytique des textes concrets. Cela nuit peut-être moins à l'auteur ainsi éprouvé qu'à nous-mêmes, car nous nous habituons à des bobards qui ne devraient pas être tolérés par la société."
Et l'auteur de rappeler les qualités du langage et du style d'Alois Jirasek qui a beaucoup contribué à l'évolution de la langue littéraire tchèque dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Les qualités littéraires, le talent de narrateur, l'art de la description presque picturale, tout cela assure à Alois Jirasek une vie posthume assez active. Certes, on le lit de moins en moins, mais c'est le sort qui frappe aujourd'hui même les plus grands auteurs du XIXe siècle. Par contre Jirasek ne cesse d'attirer l'attention des cinéastes et des scénaristes de télévision cherchant des récits historiques solidement bâtis par un conteur passionné. Jirasek fera encore longtemps partie de notre mémoire nationale.